Mercredi 5 mai 1954
Situation générale :
Les derniers renforts parachutés arrivent de nuit. Il s’agit du reliquat du 1er BPC soit 91 hommes.
Sous « Eliane » 2 les taupes creusent toujours.
A ce jour, le nombre des blessés s’élève à 4436 dont 1358 seraient à évacuer d’urgence.
Situation au 8ème Choc :
Les Quad 12,7 tirent toujours, elles sont servies par la « 3 » du bataillon ; c’est une de rares unités qui demeure suffisamment alimentée en munitions, malgré sa consommation effarante. Le commandant Grauwin parlait d’une épaisseur d’un mètre d’étuis autour des pièces.
Sans savoir qu’il ne leur reste que deux jours de liberté quel est l’état d’esprit des défenseurs ce 5 mai ?
On demande souvent aux anciens qui ont fait la guerre s’ils avaient peur ?
Qu’en est-il d’après les anciens du 8e Choc ?
Etat des pertes :
3 tués : caporal MICHEL, parachutiste de 2ème classe GALLEBOIS, 1 parachutiste indochinois (matricule 1662)
5 blessés
Le sol du réduit central est celui de Verdun.
LA PEUR
Témoignage de N. ISSERT :
…. « Lors d’un assaut ou d’une contre-attaque, dans notre esprit c’est le néant le plus complet. Nous sommes concentrés sur notre action et ne pensons qu’à sa seule réussite. Si par malheur nous commençons à penser et à réfléchir qu’au détour d’une tranchée nous risquons la mort, de ne plus revoir nos proches et nos camarades qui marchent à côté de nous, si nous hésitons ne serait-ce qu’une seconde, nous savons qu’alors nous sommes perdus. C’est bien dans ces moments de doute et d’appréhension que nous sommes les plus vulnérables. Nous sommes des militaires et nous devons penser et agir à chaque instant comme tel.
La peur concerne tout être humain mais il faut la chasser. Après, cela devient une habitude et nous n’avons même plus peur… ».
Témoignage de M. BRYARD :
… « Au moment du combat, une seule et unique chose est présente à l’esprit : tenter de sortir vivant de ce
« merdier ». Pour le reste, même les êtres chers, nous n’avons pas le temps de leur accorder une quelconque importance.
Égarer nos pensées vers des sujets plus secondaires dans de telles situations, détourner notre attention de notre action seraient prendre des risques inutiles, notamment celui de perdre la vie. C’est notre instinct de survie qui dicte nos faits et gestes et nous nous concentrons uniquement sur lui.
Si aujourd’hui nous sommes auprès des personnes que nous aimons, c’est pour ne pas avoir pensé à elles lors des moments où nous avons failli ne plus jamais les revoir… ».
Témoignage de A. TROCME :
… « Les petits Vietnamiens, presque tous, se battent courageusement. Je me souviens d’un tout petit bonhomme de mon groupe qui, à chaque fois qu’on se déplaçait pour calfeutrer si on peut dire les brèches de-ci de-là, disait :
« C’est moi tiet tiet tier (mort) » et à la fin c’est arrivé. Un obus de mortier en plein sur la tête… ».
L’histoire de PHU par le colonel G. BAUCHET, sergent-chef à la 1ère compagnie :
Dévoué sans jamais être servile, de son propre chef, le caporal PHU s’est tout de suite improvisé mon garde du corps.
Cette photo a été prise tout au début de l’opération Castor, alors que la section s’installait en sonnette dans le village de Ban Cang Na (à 1 km à l’ouest de Diên Biên Phu).
Dans ma section rassemblant Français, Tonkinois, Chinois du Kuang-Hsi, Annamites, Cochinchinois et Cambodgiens, PHU tenait une place à part.
Bien que son nom, N’GUYEN VAN PHU, sa taille petite et frêle, son nez busqué et ses traits anguleux n’aient rien de commun avec les patronymes, les statures athlétiques ni les faces rondes de ses camarades khmers, il s’affirme Cambodgien et est considéré comme tel par eux.
Pareillement à ses coreligionnaires, individualistes forcenés, son engagement dans nos rangs est motivé par une répulsion viscérale à l’égard du Vietminh, cet empêcheur de danser en rond. Une idéologie simpliste qu’il formule avec le vocabulaire appris des paras de la coloniale : « Vietminhs aujourd’hui, c’est dire pisser debout, demain, c’est dire pisser assis. Moi, c’est dire merde aux Vietminh et pisser comme moi c’est vouloir ! «
S’étant attaché à moi dès mon arrivée à la compagnie, il veut tout savoir de ma famille, si ma femme a un grand nez, si mon père possède une grande rizière etc. D’une curiosité inlassable, m’ayant vu à Saïgon aller à l’église, il me demande la permission de m’y accompagner.
» C’est moi vouloir « connaisse » comment c’est «catholiste ».
Mis à part la liberté de donner librement à la quête » Alors y’en a, c’est moyen pas payer « , je suis stupéfait par l’intelligence avec laquelle il a compris la symbolique des rites liturgiques.
A mon corps défendant, s’étant auto-attribué le rôle de garde du corps, il l’assume sans servilité et sans en attendre davantage. Ne se privant pas, à l’occasion, de me dire sa façon de penser si, pour quelque bêtise, je I ‘ai engueulé en termes un peu crus.
« Cep, toi, c’est mal parler la bouche, même chose le cul »
En opération, fouineur, il n’a pas son pareil pour dégoter de quoi améliorer l’ordinaire ou découvrir des choses bien cachées. Dans les ruines de Qui Nhon, ayant « trouvé », un petit buste en grès de Bouddha, fruit probable d’un vol à Angkor il me l’offre.
« C’est bon Dieu pour nous. Cadeau pour toi. C’est porter bonheur pour toi. Toi c’est pas fâché ? Les bons Dieux c’est tous camarades »
Durant la bataille de Diên Biên Phu, s’étant donné mission de me « couvrir », il ne me quitte plus d’une semelle.
Au cours de l’engagement de la compagnie à Ban Hin Lom, en janvier, alors que trop pressé de m’emparer d’un fanion Viet, je fonce à découvert, c’est mon fidèle caporal qui se montre plus rapide que le bo-doï qui me vise.
« Cep, c’est toi beaucoup con, drapeau vietminh même chose la merde »
A « Dominique » 4, s’improvisant intendant, il m’apporte chaque matin le petit-déjeuner : tartines de pain un peu moisies avec du saindoux ; d’où viennent-elles ?
Elles accompagnent un quart de liquide chaud baptisé café (écœurant mélange de café et de chocolat des rations).
Il est de toutes les sorties et un jour, alors que je suis blessé sans gravité mais « sonné », par l’explosion d’un 120, il m’aide à rejoindre le PA. Toujours lui qui, me voyant occupé à donner des ordres ou à parler à la radio, assure avec efficacité ma protection rapprochée.
Le 7 mai, alors que nous croyons encore à une sortie en force, dès l’ordre reçu de déposer les armes, le capitaine de SALINS, (CDU de la 1ère Cie), Ie lieutenant RACCA, Michel LOCOGE, PHU et moi prenons la décision de rester ensemble dans l’intention de nous évader à la première occasion.
Au point de regroupement des prisonniers, les Viêt séparant, hélas, les autochtones des Européens, PHU au bord des larmes, se jette dans mes bras et, avant d’être emmené par les gardiens, m’abandonne sa seule richesse : une tablette de chocolat.
Après notre évasion, notre reprise en jungle par les Méos, notre retour au camp de base, notre séparation du capitaine et du lieutenant, Michel LOCOGE et moi prenons la direction du Thanh Hoa.
Après des jours de marche, épuisés et affamés, nous nous traînons sur la route lorsque qu’un groupe de « prisonniers fantoches », comme les appellent les can bôs (commissaire politiques), échappant à ses gardiens, PHU, squelettique mais rayonnant, m’apporte une banane. Accourus en vociférant, les bo-doïs ont du mal à nous séparer.
Qu’est devenu PHU ? Malgré mes recherches, aucune trace de lui I
S’il a survécu, j’ai la conviction qu’il aura continué le combat jusqu’au bout…
« C’est pisser comme moi vouloir ! ». Existe-t-il plus vraie définition de la liberté ?

Avenue du lieutenant Jacques Desplats
81108 Castres Cedex