Jeudi 8 avril 1954
Situation générale :
Les attaques frontales ont cessé mais pour combien de temps ? La question a déjà sa réponse car de toutes parts les comptes-rendus fusent : les Viêts creusent !
Le jour, le camp est à peu près calme et les hommes qui se sont battus toute la nuit s’effondrent où ils peuvent pour dormir : dans des trous, des boyaux, dans leurs abris lorsqu’ils ne sont pas écroulés ou réquisitionnés par les blessés que l’on ne sait plus où mettre. Ils dorment, épuisés en sachant qu’au réveil, peut-être dans une heure, ils vont repartir à la rencontre de la mort.
Le choc avec les Viêts commence parfois par une rencontre à courte distance qui tourne rapidement à la mêlée sauvage où tout le monde se fusille à bout portant puis, lorsque les chargeurs sont vides et qu’on n’a plus le temps de les recharger, on s’affronte alors au coupe-coupe, l’arme préférée des Cambodgiens, à coup de crosse ou avec ce qui tombe sous la main.
Quand la décision est emportée, les Viêts refluent dans la nuit mais le résultat semble bien éphémère ; il y a tellement de boyaux qu’il est devenu impossible de les arrêter.
A peine sont-elles ralenties quelques heures que ces fourmis vertes, malgré l’hécatombe, reprennent aussitôt. Les terrassiers de Giap sont des milliers et les défenseurs de Diên Biên Phu commencent à se compter. Le combat est inégal.
Si le jour est calme en apparence, il ne fait pas bon se déplacer à découvert car l’artillerie dans les montagnes veille. Ici, une patrouille laisse passer l’orage.
Situation au 8ème Choc :
Patrouilles offensives et embuscades aux abords d ’ « Epervier » pour arrêter le creusement des tranchées ou soulager un poste trop menacé. A la fin de la nuit, les parachutistes rentrent sur le point d’appui moins nombreux qu’au départ et plus fatigués encore. Manger peut-être ? Mais surtout, dormir !
Etat des pertes :
Néant.
Témoignage M. Bryard :
… « En fin d’après-midi vers 17 heures, le bouleversement de la guerre reprend. Les canons viêts donnent de la voix et partout les postes sont harcelés par l’infanterie. Une contre-attaque est décidée, on cherche des hommes pour y aller. Un chef, avec ce qui lui reste de son groupe, de sa section ou de sa compagnie, récupère d’autres hommes à droite et à gauche. Les regroupements sont fixés à tel endroit et à telle heure. Souvent, c’est le Curtiss Commando qui sert de point de repère, alors le détachement s’y rend dans l’obscurité. Si c’est une compagnie qui est désignée, elle laisse toujours au minimum une section pour tenir sa position; il n’y a pas de base arrière, tout le monde est en première ligne car le Viêt n’est jamais bien loin.
Le déplacement est risqué : il faut jouer avec les lucioles pour éviter de se faire repérer par les observateurs ennemis qui réagissent très vite et font pleuvoir les obus au moindre mouvement repéré. Au 8° Choc, les unités sont clairsemées ; on « incorpore » tout de suite celui qui arrive soit d’une unité décimée soit d’un renfort parachuté. Les groupes convergent alors vers le point de rendez-vous et se regroupent avant de contre-attaquer sur l’endroit menacé.
Les combats de nuit sont menés par des équipes ou des groupes incomplets formant des compagnies à cinquante.
Parfois, ce sont des embuscades qu’il faut monter et, durant ces heures d’attente, l’ennemi redouté n’est pas le Viêt mais le sommeil. Ne pas dormir pour ne pas mourir.
Afin de ne pas dormir, occasionnellement, nous allons voir un infirmier de l’antenne chirurgicale pour lui demander du « maxiton ». Le sommeil est réservé à une catégorie de combattants : nos camarades blessés et couchés dans les infirmeries. Qu’ont-ils d’autre à faire au juste ? Diminués physiquement par les combats, les conditions de vie et l’alitement n’arrangeant pas leur sort, pour récupérer au mieux, ils dorment… ».
Témoignage de P. FRANCESCHI :
… « Après l’attaque « d’Huguette » 6, je vais visiter les abris obscurs où des dizaines de blessés s’entassent. Je cherche le petit Froissard. Il a pris une balle ou un éclat qui lui a ouvert la joue de la bouche à l’oreille en lui cassant quelques dents. Sur le terrain, on lui a fait un pansement de fortune et il est rentré par ses propres moyens pour se faire soigner. Je veux le voir car, depuis Guingamp, il est avec moi. Nous avons le même âge et c’est un bon petit gars.
J’enjambe les corps avec précaution et soudain, une main saisit mon pantalon. Je me penche, la tête du gars est bien entourée d’un pansement : est-ce Froissard qui m’aurait reconnu, plus habitué que moi à la pénombre ? Mais, en me penchant, je constate que ce n’est pas lui car les joues sont intactes et couvertes d’une barbe de plusieurs jours.
Le visage est maigre à faire peur et les yeux brillent fixement.
« Ne faites pas attention, me dit un de ses voisins. Il a pris une balle dans le crâne et depuis, il est entièrement paralysé, il ne parle plus et ne mange plus. »
Pour un paralysé, il a une sacrée poigne de sa main valide ! J’ai des scrupules à détacher trop vivement ses doigts de mon pantalon. Je me rapproche encore pour voir si je le connais. En un éclair, j’ai la certitude que c’est Renaud, mon tireur FM.
Il a pris une balle au niveau de la tempe pendant les combats « d’Eliane » 2, une partie de son crâne a été arrachée mettant le cerveau à nu. Legarrerc et moi l’avons tiré en arrière pour le faire ensuite évacuer. Nous l’avions crû mort.
Cela aurait peut-être mieux valu pour lui. J’essaye de lui parler, son regard reste fixe. Quelle sensation désagréable que de sentir sa propre impuissance ! Un infirmier qui passe me dit que, sauf un miracle, faute de pouvoir mieux le soigner, il ne va pas tarder à mourir car il ne mange rien.
Avec d’infinies précautions, je parviens à faire lâcher prise à ses doigts et je lui promets de revenir ; me jurant de le faire. Lorsque je reviendrai, il ne sera plus là ».
(Le 1″ classe Jacques Froissard est mort en captivité, au camp 70, dignement…).
Avenue du lieutenant Jacques Desplats
81108 Castres Cedex