Mercredi 31 mars 1954
Situation générale :
Le général Navarre, commandant en chef des forces françaises en Indochine ne s’entend pas avec le général Cogny qui est le commandant des troupes aux Tonkin. Il lui reproche de « ne pas avoir donné à la préparation et à la conduite de la bataille une impulsion plus vigoureuse, qu’il n’a pas donné la priorité n° 1 à Diên Biên Phu et qu’il en est sorti un certain nombre de lacunes ».
Dans la nuit du 30 au 31 mars, le colonel de Castries a fébrilement demandé à Hanoi que les bataillons parachutistes disponibles soient largués le plus vite possible. Il s’agit du II/1er RCP du chef de bataillon Brechignac, du 2ème BEP ; du chef de bataillon Lisenfeld du 1er BPC ; et du capitaine de Bazin. Mais les directives de Cogny prescrivent au GONO de tenter d’abord de rétablir la situation avec ses propres moyens.
A 7 heures, le PC GONO demande à « Isabelle » de préparer une contre-attaque sur « Éliane » 2 avec le III/3° REI et trois chars. Les légionnaires quittent « Isabelle », mais accrochent durement aux abords du village de Ban Kho Lai; un char est touché sérieusement. Après approbation du PC GONO, l’opération est démontée. « Isabelle » va continuer à vivre en circuit fermé avec ses mille six cents hommes dont un nombre de blessés augmentant chaque jour.
Sur les « Dominique » :
Contre-attaque du « 8 » sur « Dominique » 2.
Sur les « Eliane » :
13h30 : Contre-attaque du 6ème BPC de Bigeard sur « Eliane » 1 à partir d’« Eliane » 4. A 15 heures, le point d’appui est au trois quarts repris mais faute de renfort, il faut lâcher « Eliane » 1 à 18 heures.
Sur les « Huguette » :
Le 31 à l’aube, les viêts lâchent prise sous les tirs d’artillerie du camp, mais ils répliquent avec leur 105, toute la journée, par intermittence. Le soir, l’infanterie viêt revient et se lance à l’assaut à 21 heures, il n’y a plus personne sur « H7 » ! Les compagnies de la 308 frappent dans le vide, le PA est investi sans combat, ce qui n’était pas prévu. Face à un cas de figure imprévu, les Viêts sont désorientés. Un flottement s’ensuit, mis à profit par les canons français au signal du capitaine Bizard replié plus au sud. Le terrain est haché méthodiquement, les Viêts aussi.
Situation au 8ème Choc :
Le 8° Choc est désigné pour reprendre « Dominique » 2 pendant que le « 6 » s’attaque à « Éliane » 1, mais le bataillon n’est pas complet ; la « 4 » est en reconnaissance au nord « d’Anne-Marie » et dégage la section du sergent-chef Paulot, menacée d’encerclement. La « CA » et la « 1″ » sont sur leurs positions face à « Dominique » 1 aux mains des Viêts.
Seules la « 2 » et la « 3 » sont disponibles. Néanmoins, la « 1″ » envoie du renfort au capitaine Pichelin: la section du sergent-chef Gass et la moitié de la section du sergent-chef Bauchet.
Le capitaine Tourret va commander depuis son PC avec son adjoint, le capitaine Lamouliatte.
La « 2 » du capitaine Pichelin, soutenu par la « 3 » du lieutenant Bailly s’avance à partir d’« Eliane » 10 vers « Dominique » 2 qui est désormais aux mains de l’ennemi. La compagnie est renforcée de 3 chars M 24 Chaffee.
Les tirs d’appui commencent vers midi et la section d’assaut s’élance sous la conduite de quelques tirailleurs volontaires. Les viêt sont surpris et la « 2 » coiffe rapidement l’objectif tandis que la « 3 » couvre la compagnie face à « Béatrice ». « Dominique » 2 est réoccupé à 50 % mais les Viêt réagissent en force et il n’y a pas de renfort pour tenir la position.
Il faut lâcher « Dominique » 2 à 15 h 30. Le commandant d’unité, le capitaine Pichelin a été tué au cours de l’assaut.
La « 2 » se replie vers « Eliane »10 et se regroupe pour intervenir le plus rapidement possible au profit d’ « Eliane » 2.
Etat des pertes :
Le bilan des pertes pour le « 8 » au 31 mars au soir est lourd.
22 tués dont 4 parachutistes non identifiés : capitaine Pichelin, sergent-chef Gass sergent Calodat, sergent Carre, caporal-chef Collet, caporal Malandin, caporal Schmitt, les parachutistes Amena, Doux, N’Guyen Van N’Ghiem, Zeggaï, Phan Van Chien, N’Guyen Van Tien, Chu Van Phu, N’Guyen Ngoc Dinh, N’Guyen Van Than, Fong Tao Pe, N’Guyen Van Phu.
96 blessés plus ou moins graves envahissent l’infirmerie du médecin-lieutenant de Carfort et l’antenne chirurgicale.
Témoignage du sergent Franceschi de la 2ème compagnie :
« … Nous montons donc du nord vers le sud depuis la RP 41.
Rapidement, la « 2 » est sur la position des Viêts, à leur grande surprise alors que tombent les derniers tirs d’appui et de fumigènes. Rejoints par les autres sections, nous basculons sur l’autre versant chassant des troupeaux de Viêts affolés. Après regroupement de la section, je demande à mes chefs de groupe :
« Où est Carre ? Pas encore revenu ! »
Dans ce cas, il ne faut pas hésiter longtemps, surtout que les Viêts commencent à nous arroser sérieusement. Je donne l’ordre de ramasser nos blessés et nos morts au passage. Je pense à faire mettre une grenade dégoupillée dans chaque tube de mortier afin que les Viêts ne puissent pas les utiliser.
Au bas de la colline, je retrouve mes gars : « Où est Carre ? » Legarrec répond : « Le sergent Berniot dit qu’il a été tué avec le capitaine ! » Je fonce vers Berniot. Celui-ci vient vers moi : « Oui Carre a été tué avec le capitaine et je crois que mon chef de section est mort aussi ! » Le sergent-chef Papalia, notre adjudant de compagnie, le confirme en ajoutant « Il ne faut pas moisir ici ou l’on va subir le même sort !
– Chef, reconduisez les gens sur « Éliane » 10, moi je vais chercher CARRE !
« Je vais avec toi » me dit Berniot.
Sans un mot, tous les gars valides de ma section et celle de Berniot nous suivent.
Carre et le capitaine Pichelin sont couchés sur des civières fixées sur la plage arrière d’un char M24 qui, les barbotins bloqués par des paquets de barbelés, est resté immobilisé sur la pente sud-ouest, non loin du sommet de « Dominique » 2. Nous prenons rapidement les deux civières et les quelques corps de camarades qui traînent ici et là et nous redescendons pour la deuxième fois, le cœur serré d’une douleur intense.
Je fais porter le corps du capitaine Pichelin au PC du bataillon par le caporal-chef Monchotte. Quant à moi, je ne veux laisser à personne d’autre le soin d’enterrer Carre. J’ai oublié la balle qui m’a traversé le bras cinq jours plus tôt, me rendant incapable de manier la pioche. Froissard me l’a prise des mains, imité par tous les valides de la section. Si Carre pouvait les voir, comme il serait fier d’avoir pu susciter un tel respect pour sa personne ! Ses gars oubliaient la fatigue qui était immense, leurs blessures plus ou moins légères.
Je leur dis : « Les gars, il faut creuser bien profond pour qu’il ne puisse pas être déterré par un obus ». Ils continuent à creuser sans broncher. Nous l’enveloppons dans la voilure d’un parachute et le glissons avec d’infinies précautions au fond du trou. Je ne peux retenir mes larmes et n’ose, de ce fait, regarder les gars, mais je suis sûr que je ne suis pas le seul ! Je ne sais plus qui a dit : « Il faudrait lui présenter les armes, il aurait aimé ça. » Tout le monde prend son arme et j’ai bien de la peine à donner les commandements réglementaires. Alors que nous commençons à recouvrir le corps, Jolyy dit : « Il ne faut pas que les Viêts le trouvent » et il se fait aider pour transporter le corps d’un lieutenant de tirailleur qu’il place au-dessus de Carre.
Sergent CARRE, chef de section à la « 2 »
Sergent Fleury CALODAT d’origine guyanaise ; il est tué lors de l’assaut sur « Dominique » 2 →
Témoignage du sergent Graffte de la 3ème compagnie :
« C’est donc à la « 3 » que revient la mission de se porter de l’autre côté de « Dominique » 2, face à « Béatrice ». Nous y trouvons des tranchées éboulées par la préparation d’artillerie de la veille, mais aussi un « 81 » intact abandonné et, dans certains abris, des armes en râtelier. Mon tireur au fusil à lunette, Léon, se fait tuer bêtement au moment où j’essaie de le faire redescendre dans la tranchée ; il était monté sur le talus pour pouvoir prendre cette tranchée en enfilade. Mon chef de section, le sergent-chef Martial Leblanc est KO. Une balle de fusil japonaise de calibre 5 mm lui a traversé le nez de part en part. Nous laissons le temps à la « 2 » et au groupe de commandement de la compagnie de décrocher puis nous nous replions « en perroquet » face aux éléments viêts qui commencent à contre-attaquer. Le sergent Yvon Dubois a pris le commandement de la moitié de la 1″ section en plus de la sienne, me laissant commander l’autre moitié et celle de Leblanc. Nous sommes à la fois heureux et déçus ; heureux, car nous avons encore prouvé que nous pouvions reconquérir un piton perdu grâce à notre foi et notre soif de vaincre, déçus aussi de voir que les pertes consenties l’ont été en vain, puisqu’aucune troupe n’était disponible pour garder ce piton qui par sa hauteur domine l’ensemble de nos défenses. C’est peut-être ce jour-là que nous avons perdu la bataille. »
« Vers le milieu de la nuit, je trouve Faure gisant au fond de ce qui avait été une tranchée, une jambe déchiquetée au niveau du genou. Je lui fais un garrot avec sa ceinture et, avec un de ses gars, nous lui coupons ce qui reste de la jambe qui tient juste par quelques lambeaux de chair.
Avenue du lieutenant Jacques Desplats
81108 Castres Cedex