Tchad 1974-1977

L’affaire Claustre et l’exécution du commandant Galopin.

Prologue

Au début des années 1970, les leaders des rebelles du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) sont à couteaux tirés. Ces tensions aboutissent à l’émancipation de l’organisation dans la zone septentrionale, où Hissène Habré et Goukouni Weddeye procèdent à la création du Conseil de commandement des forces armées du Nord (CCFAN), tout en restant dans le Frolinat. Faute de matériel et de moyens, ils sont néanmoins contraints d’accepter l’aide libyenne : Kadhafi occupe dès 1973 la bande d’Aouzou. Dans ce contexte tendu, Hissène Habré et Goukouni Weddeye effectuent un « coup » alors sans précédent. Ils prennent en otage dans le Tibesti, le 21 avril 1974, trois Occidentaux : Françoise Claustre, archéologue au CNRS, Marc Combe, coopérant français, et le docteur Christophe Staewen. 

1974-1977 L’affaire Claustre et l’exécution du commandant Galopin.

par Laurent Correau (Article publié le 18/08/2008)

Le 21 avril 1974, les combattants du CCFAN, capturent trois européens dans la palmeraie de Bardaï : le médecin allemand Christophe Staewen et deux Français : le coopérant Marc Combe et l’archéologue Françoise Claustre. C’est avec cet enlèvement que le monde va réellement découvrir la rébellion du Tibesti.

Les négociations débouchent rapidement avec l’Allemagne, elles s’enlisent avec la France. Sur la demande insistante de François Tombalbaye, Président du Tchad, le commandant Pierre Galopin est envoyé pour tenter d’obtenir la libération des deux Français. Mais c’est un vieil ennemi des rebelles. Il est arrêté. Puis exécuté. Dans ce récit, Goukouni Weddeye raconte comment l’arrivée d’un message de provocation venu de Bardaï aurait précipité l’exécution de Galopin. Il n’exprime aucun remord.

La complexité de la relation avec les Libyens pousse le CCFAN à vouloir faire la paix avec le pouvoir du général Félix Malloum, sans succès. Habré et Goukouni se séparent. Goukouni Weddeye noue une nouvelle alliance avec les Libyens.

Goukouni Weddeye raconte comment est née l’idée d’enlever des otages européens

Goukouni Weddeye

  • Parlons maintenant de l’affaire Claustre. Vous souvenez-vous de comment naît l’idée de prendre en otage un/des européens ? Qui propose l’idée ? Quel est l’objectif de cette prise d’otages ?

Je me souviens très bien : lors de notre retour d’Aozou, après avoir assisté à l’installation du drapeau libyen, nous sommes arrivés dans la région de Zoumouri, plus précisément à Ouanoufou. Au cours d’une réunion, Hissène a évoqué l’idée de la capture d’étrangers. Les civils qui venaient des villages proches de Bardaï nous avaient informées qu’un médecin européen sortait de Bardaï pour aller soigner les malades dans les villages environnants… Il s’agissait de Staewen, mais nous ne le connaissions pas. Hissène, aussitôt proposa qu’on lui tende un traquenard pour le capturer afin de l’échanger contre des armes à feu. Je me suis opposé à cette idée, non pour le principe de la prise d’otages, mais parce que c’était un médecin qui sortait pour aller soigner les malades. Sa capture risquait de causer du tort à la population. C’est pourquoi je me suis opposé et on a complètement laissé tomber l’idée sans trop insister.

  • Dans un premier temps vous abandonnez l’idée ?

Oui. A l’issue de cet entretien, on a décidé que je partirais au Borkou pour animer la lutte armée. Hissène reste sur place avec les autres cadres pour réorganiser les combattants du Tibesti. Nous avons aussi nommé Adoum Togoï comme mon adjoint : il reste avec Hissène pour la réorganisation des combattants du Tibesti. Je pars. On s’était fixés un délai de quarante jours. A l’issue de ce délai, nous devions déclencher les combats au Tibesti comme au Borkou.

Hissène Habré

Moi, je suis parti au Borkou. Les combattants et surtout les chefs militaires du Borkou n’étaient pas prêts à s’engager dans les combats pour de multiples raisons, avec lesquelles j’étais d’accord. Nous avons donc reporté le déclenchement.

Entre-temps, ceux du Tibesti s’étaient organisés. Adoum Togoï et Ouardougou Abali, chef de section de la zone de Zouar avaient eu l’occasion de prendre contact avec les gardes nomades. Grâce à Ouardougou Abali, qui était un ancien garde nomade, presque tous les gardes nomades s’étaient entendus avec le FROLINAT. C’est ce qui a facilité l’enlèvement de Françoise Claustre, de Marc Combe et de Christophe Staewen. C’est ainsi que Hissène a pris la décision. Moi, j’étais au Borkou, je n’ai pas été associé. J’ai été informé après l’enlèvement par la radio.

  • Quel est votre plan initial pour cette prise d’otages, comment ce plan évolue-t-il ? Quel rôle doit jouer Habré, quel rôle devez-vous jouer ?

Notre plan initial a bien réussi malgré l’improvisation. La présence dans la résidence de Staewen des deux officiers du camp a perturbé quelque peu le plan sinon, il se serait déroulé sans réaction de l’armée et il n’y aurait pas eu de tirs 1. Hissène a accompagné à la dernière minute le groupe devant investir la résidence du Dr Staewen pour conduire l’un des véhicules car nous manquons alors de chauffeurs dans notre armée.

Quant à moi, je me trouvais au Borkou pour préparer l’attaque de la garnison de Faya avec les combattants du Borkou et de Gouro mais l’ennemi, comme je le disais tout à l‘heure, avait été alerté. Nous avons attaqué Kirdimi à deux reprises mais sans succès.

Une anecdote me revient en tête au sujet de l’enlèvement de Françoise Claustre, Marc Combe et Christophe Staewen : lorsque les combattants débarquent de leurs deux véhicules avec les trois otages au puits de Mouska, un vieux qui s’appelle Ouardougou Toukouli est là. Il est surpris de voir des prisonniers blancs, supposés plus forts, être arrêtés par nos hommes. Il en déduit que la révolution a réussi… et il le racontera à longueur de journée aux villageois !

Nous n’avons pas considéré Françoise Claustre et Marc Combe comme des prisonniers qui auraient été isolés. Madame Claustre, certes, était toujours avec les femmes. On la voyait rarement. Mais quand M. Claustre venait, il mangeait avec nous, on causait ensemble. M. Combe, pareil. A l’époque, au front, il n’y a pas de chauffeur : il est utilisé comme chauffeur. Il est toujours avec nous. Donc on cause, on mange ensemble, on se promène ensemble… et finalement il nous a faussé compagnie.

On avait lancé des ultimatums contre Mme Claustre, etc. Mais dans notre esprit, nous n’avons jamais pensé à l’éliminer. Loin de là. Que nos demandes aient été satisfaites ou non, personne parmi nous n’avait l’idée de faire du mal à Madame Claustre. Elle se promenait avec les femmes, elle causait avec elles, elle vivait avec elles. Les femmes lui préparaient la sorte de galettes qu’elle préférait. Elle s’habillait de la même manière qu’elles. Elle avait sa maison dans un village. On a même à un moment envoyé son mari là-bas, ils sont restés ensemble.

  • Pendant ces années 1974-77, quels sont les principaux bastions de la 2e armée ? Combien de combattants la 2e armée compte-t-elle ?

Les principaux bastions de la 2e armée sont : Gouro, Gouri pour les combattants du détachement de l’Ennedi ; pour les combattants du Borkou : hormis le poste de Kirdimi tout le nord Borkou, de Yarda à Tigui en passant par Bedo,  le PC se trouve souvent à Kouni et à Horom non loin de Yarda ; pour les combattants du Tibesti : à l’exception des centres de Zouar et Bardaï, l’ensemble du Tibesti est sous leur contrôle à savoir de Zouar à Yebbi-Bou. Aozou reste un cas à part. L’effectif de la 2e armée peut atteindre à peine un millier d’hommes. Mais nous n’avons jamais aligné plus de deux cent combattants sur un seul front.

Commandant Galopin

  • La France envoie en émissaire le commandant Pierre Galopin 2, qui sera exécuté au début du mois d’avril 1975… Pourquoi est-il exécuté ? Quel souvenir conservez-vous des débats que vous avez eu sur son sort ?

D’abord, Galopin n’est pas envoyé par le gouvernement français, il est envoyé par Tombalbaye. Il travaille pour le Tchad. Il a œuvré longtemps pour diviser l’opposition dans le Tibesti. C’est lui qui a été l’artisan de cette division qui nous a coûté cher. Après le basculement de tous les gardes nomades du côté de la rébellion, après l’enlèvement de Mme Claustre, Tombalbaye envoie Galopin. Nous supposons que c’est dans le même état d’esprit. Le jour où Galopin est venu à Zoui rencontrer nos chefs militaires, je me trouvais dans le Borkou, donc j’étais loin de l’endroit où il a été arrêté… et loin aussi de la décision de son arrestation puisque je n’étais pas là. Mais si j’avais été là, je l’aurais fait. Il faut dire la vérité.

Donc il a été arrêté. La nouvelle de sa capture m’a beaucoup réjoui car il était à la base de la division entraînant l’éclatement du Front au Tibesti.

Selon ce que les responsables, les Hissène et autres m’ont dit, il a tenté de prendre contact avec quelques anciens gardes nomades pour essayer de les « travailler ». Est-ce que c’est fondé ? Est-ce que c’est un maquillage ? Je ne peux pas le certifier. Mais l’argument principal sur lequel Hissène s’est basé pour l’arrêter, c’était ça.

Ils l’ont arrêté, et comme je vous disais que nous étions en carence totale d’armes et de munitions, pour nous c’était une aubaine. Galopin était un militaire et un homme de confiance de François (N’Garta) Tombalbaye. Nous n’avions jamais pensé qu’il serait abandonné par François (N’Garta) Tombalbaye. Nous pensions que tout ce que nous allions exiger en contrepartie de la libération de Galopin, Tombalbaye allait se sentir obligé de nous le donner afin de récupérer son homme de confiance. Même la liste des armes que nous avons demandées au gouvernement a été préparée par Galopin lui-même… Il connaissait les armes qui pouvaient être utiles pour notre lutte, donc c’est lui qui a écrit la liste des armes. Nous l’avons recopiée, nous l’avons envoyée.

François Tombalbaye

Les négociations ont traîné. Tombalbaye 3 est mort, Malloum est venu, Malloum a catégoriquement refusé de céder. Je crois que si Tombalbaye n’était pas mort, il aurait peut-être fini par faire quelque chose. Mais Malloum a carrément refusé. Et donc, nous avons lancé un ultimatum pour contraindre le gouvernement à accepter notre demande.

A l’expiration de l’ultimatum, nous avons reçu un message de Bardaï. Est-ce que c’est le gouvernement français qui l’a envoyé ? Est-ce que c’est un fauteur de trouble du côté du gouvernement tchadien – c’est à dire des militaires tchadiens – qui nous a fait parvenir ce message ? Nous ne savons pas. Mais nous avons donc reçu un message de Bardaï qui disait à peu près : « libérez Galopin, vous n’aurez rien. Si vous ne le libérez pas, vous serez décimés, vous les loqueteux. » J’ai découvert le terme de loqueteux pour la première fois dans ce message. Loqueteux, donc : libérez Galopin, sinon vous allez voir, vous les pauvres Toubous, vous serez massacrés. Après avoir vu ce message, nous avons tenu une réunion. Nous avons pris ce message au sérieux. Sinon, au début, nous n’avions pas l’intention d’éliminer Galopin ce jour-là, de lâcher sans obtenir quelque chose. On le gardait comme monnaie d’échange contre des armes. Mais comme ce message était très sérieux, on s’est dit que si à l’expiration du délai aucun autre message n’était envoyé, on serait envahis par les commandos héliportés, des parachutistes, et donc c’est ainsi qu’on s’est préparés… On a exécuté Galopin… et cette nuit-là, Hissène a quitté avec tous les cadres la zone de Zoui pour aller passer la nuit à Zoumouri, pour continuer sur Yebbi Bou. Je suis resté sur place avec Toshi Hallalimi. On est restés avec nos combattants, prendre position sur la montagne, attendre l’arrivée d’une force ennemie qui allait nous combattre, et finalement rien ne s’est passé. Est-ce que ce message nous avait été envoyé par le gouvernement français ? Est-ce que c’était un message fictif ?… Dieu seul sait…

Goukouni Weddeye raconte les circonstances de l’exécution du commandant Pierre Galopin

  • Vous n’étiez pas là au moment de la capture de Pierre Galopin, étiez-vous là en revanche au moment où a été prise la décision de son exécution ?

J’étais là… et j’étais solidaire de la décision.

  • Est-ce que des points de vue divergents se sont exprimés lors de la réunion qui a conduit à l’exécution de Galopin ?

A ma connaissance, il n’y a pas eu de divergences. Nous étions tous solidaires. Pour une question d’honneur. Si les Français nous disaient ça, nous aussi il fallait qu’on décide de prendre une position, et advienne que pourra… C’est pourquoi nous étions prêts à affronter toute force qui allait venir… Nous n’étions pas capables de repousser cette force, mais nous étions décidés à mourir en défendant cette cause.

  • Si ce message de provocation n’était pas arrivé, est-ce que vous pensez que Pierre Galopin aurait été exécuté tout de même ?

Pas ce jour. L’ultimatum aurait été renouvelé, le problème des armes se serait à nouveau posé… avec une issue impossible à prédire… Mais il n’aurait pas été exécuté ce jour-là, à cause de cet ultimatum.

  • Pierre Galopin est exécuté de quelle manière, dans quelles circonstances ?

Galopin a été pendu. Il aurait préféré être fusillé, mais nous avons refusé, et on l’a pendu… A l’ouest de Zoui, non loin du village de Tiebora… A quelque 15 kilomètres de Bardaï. J’ai participé à son exécution, j’ai été témoin comme Hissène Habré, comme beaucoup d’autres militants. Nous avons vraiment tous été surpris par son comportement, surtout son courage. Quand il a été pendu, il s’est mis au garde-à-vous.

  • Tous les responsables de la 2e armée ont participé à son exécution ?

Ceux qui étaient présents, oui. On a pris la décision, on a envoyé Galopin avec des combattants pour l’exécuter. Hissène allait quitter la zone pour se mettre à l’abri à Yebbi-Bou. Donc sur la route on s’est tous arrêtés là où il devait être exécuté et après l’exécution, Hissène a continué la route.

  • Plus de trente ans après, diriez-vous que vous regrettez cette exécution, ou celle-ci vous semble-t-elle toujours justifiée ?

Pour la mort de Galopin, personnellement je n’ai pas de remords. J’ai participé physiquement à tous les combats entre nous, au Tibesti, après la division. C’est Galopin qui était à la base de cette division. Et cela, je ne lui pardonnerai jamais.

  • Vous pensez que c’était une erreur d’envoyer Galopin comme médiateur pour la libération des captifs ?

Quand on connaît le passé de Galopin, avec tout ce qui s’est passé dans la rébellion, avec toutes les divisions qu’a connues la rébellion, je crois que c’était une grande maladresse d’envoyer Galopin comme médiateur pour négocier avec les mêmes personnes.

 

 

  1. Selon le mari de Françoise Claustre, Pierre Claustre, le Dr Staewen avait invité le soir de l’enlèvement les deux officiers tchadiens qui commandent la garnison de Bardaï. « Le docteur ouvre le portail en saluant une dernière fois ses hôtes. Au moment où ceux-ci le franchissent, les hommes de Habré surgissent de l’ombre. L’un des officiers tente de dégainer son pistolet, il est abattu d’une courte rafale. Son compagnon essaye de revenir en courant vers la maison. Poursuivi par le tir d’un pistolet mitrailleur, il s’écroule à son tour. Par malchance, Mme Staewen se trouve sur la trajectoire des projectiles : atteinte de sept balles, elle tombe en poussant un cri. » – Dans L’affaire Claustre, autopsie d’une prise d’otages, Karthala 1990.
  2. Le commandant Pierre Xavier Galopin était un officier des troupes de marine, ancien méhariste et membre du SDECE, le service de renseignement militaire extérieur français. Il avait été détaché comme coopérant militaire français à la tête de la Garde nationale tchadienne, puis au sein des services de renseignements de l’ancienne colonie française.
  3.  Le 13 avril 1975, Tombalbaye meurt pendant le coup d’Etat qui porte le général Malloum au pouvoir.

 

épilogue

  • Marc Combe parvient à s’évader le 23 mai 1975.
  • En août 1975, Pierre Claustre est arrêté par les rebelles, après avoir échoué à leur fournir des armes. Le CCFAN lui avait remis pour cela une partie de l’argent reçu à la libération de Staewen : 380 000 Deutsche-Mark et 380 000 Francs. Mais les rebelles n’ont reçu du Ghana que des armes sans utilité pour eux.
  • Les époux Claustre sont libérés à Tripoli, le 31 janvier 1977 au terme, pour Françoise, d’une séquestration de 33 mois.

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