De la Force morale du parachutiste...

Samedi 17 septembre 1983, le chaland transport de troupe vient de quitter le radier du TCD Ouragan dans un bruit assourdissant et une odeur pestilentielle de gas-oil. Direction le port de Beyrouth. Au loin le canon tonne dans le Chouf du côté de Souq el Gharb.

Mes parachutistes sont silencieux et un peu tendus. Ils ont à peine 20 ans et ils ont signé un contrat de Volontaire Service Long avec l’insouciance de leur jeunesse. Pourtant, rien ne présageait un tel départ lorsque j’ai pris le commandement de la 4ème compagnie du 6ème RPIMa il y a à peine deux mois. J’ai eu de la chance et j’ai su convaincre mon chef de corps, le Colonel Urwald qu’il serait peut-être intéressant de regrouper tous les ASL[1] dans une même unité au cas où… Pari gagné, mais pari risqué car les familles des appelés sont inquiètes de voir partir leur progéniture au Liban. Préparer la compagnie en 7 semaines n’a pas été une mince affaire… mais ils sont là, enthousiastes et fiers de leur béret rouge, prêts pour la « grande Aventure ».

Par-dessus le bastingage du chaland, la ville se rapproche rapidement. On distingue à certains endroits des façades éventrées et des immeubles en ruines ; plaies béantes résultant de plus de sept années de guerre. Bienvenue à Beyrouth ! La rampe de débarquement s’abaisse. J’ai une pensée pour mon épouse et mon fils que j’ai eu à peine le temps d’embrasser à la maternité.

Mon Dieu, donne-moi force et courage…

En débarquant, la situation au Liban est complexe et n’a plus rien à voir avec les débuts de la Force Multinationale de sécurité à Beyrouth (FMSB) dont la mission est d’appuyer les forces armées du gouvernement libanais dans la protection des populations civiles. L‘ Iran et la Syrie, avec la bénédiction des soviétiques (nous sommes en pleine crise des euromissiles) n’attendent que l’occasion pour prendre le contrôle de Beyrouth-Ouest avec l’aide des milices Amal et du Hezbollah. Le 31 aout, 4 soldats et un policier français sont tués dans le bombardement de l’Ambassade de France. La compagnie s’est à peine installée dans sa zone d’action située au niveau des grands hôtels Saint Georges – Holliday Inn, que huit Super-Etendard anéantissent une batterie druze au-dessus de Beyrouth à Dour El-Cheir le 22 septembre. Ambiance… Le ton est donné.

Mon Dieu, donne-moi la tourmente…

Dimanche 23 octobre 1983, 6h17 : une énorme explosion secoue la ville et je cours au PC pour écouter les premiers comptes-rendus. Il semblerait que ce soit du côté de l’aéroport. Cinq minutes plus tard, une deuxième explosion fait à nouveau trembler Beyrouth. Les réseaux radios s’animent très vite et l’information tombe, effroyable et impossible. Le poste Drakkar de la compagnie du 1er RCP n’existe plus. Nous apprenons aussi que la première explosion a réduit en cendre le poste des Marines américains. Rapidement, les ordres tombent : renforcer la sécurité de toutes les implantations. La section du Lieutenant Masse participe à la sécurisation des lieux de l’attentat.

Quelques heures après le drame, je décide de me rendre sur place. Les secours commencent à s’activer mais aux vues de ce qu’il reste du bâtiment qui s’est écroulé comme un château de cartes, il est évident que le bilan sera terrible. Je me dirige vers le colonel Urwald qui vient de perdre en une fraction de seconde une compagnie. Peu de chef de sa génération ont eu à surmonter cette épreuve. Nos regards se croisent un long moment sans que nous soyons capables de prononcer un seul mot. Pourtant tout est dit : quoiqu’il arrive, la mission continue. Quel courage et quelle détermination. Jamais je n’oublierai ces instants d’une intensité rare.

Mon Dieu, donne-moi la souffrance…

Sur la route du retour vers le PC, mon conducteur n’a pas dit un mot. En arrivant, les visages des hommes sont graves et je devine leur pensée. Et maintenant que va-t-il se passer ?

58 parachutistes viennent d’être tués. Nous sommes en guerre, mais nous ne faisons pas la guerre. D’ailleurs, en avons-nous les moyens et le pouvoir politique le veut-il ? A l’issue des attentats, les postes se transforment en camps retranchés à grand renfort de merlons en terre et nous attendons la réaction de nos autorités. Le 8 novembre, un véhicule force un barrage sur le poste Boutre au niveau de l’Ambassade de France entrainant la riposte du caporal-chef Socard qui blesse trois des quatre occupants. Il s’agit de trois membres du parti communiste libanais. Stupeur générale ; après des félicitations bien méritées, c’est tout juste s’il ne faut pas s’excuser car les camarades du PCF se sont offusqués à l’Assemblée nationale que des soldats français tirent sur des patriotes libanais…. Au lendemain du fiasco organisé par nos services secrets devant l’annexe de l’ambassade d’Iran, mes paras ont du mal à retenir leur colère, mais le pire est encore à venir. Jeudi 17 novembre, huit avions Super-Étendard bombardent la caserne Sidi Abdallah à Baalbek dans la plaine de la Bekaa. Consternation, la caserne a été évacuée grâce à un mystérieux message arrivé chez les Iraniens cinquante minutes avant l’heure du déclenchement du raid aérien. Heureusement, nous ne l’apprendrons que bien plus tard…

Mon Dieu, donne-moi la Foi…

Le piège se referme inexorablement, et la mission n’est plus adaptée aux circonstances. On ne peut même plus fouiller les véhicules ! Dans ces conditions, il va falloir trouver les mots pour expliquer aux hommes qu’il faut continuer la mission vaille que vaille, ne serait-ce que pour l’honneur. Malgré la fatigue nerveuse, il faut aller chercher au plus profond de soi la volonté de ne pas subir, ne pas craquer, ne pas lâcher les copains. Mes VSL, qui sont tous des appelés du contingent, seront admirables et aucun ne demandera à être rapatrié.

Nous sommes des soldats de la paix mais la guerre n’est jamais loin, la salle guerre. Le parachutiste Gallais du 1er RCP est tué le 1er décembre à Tayouné, le parachutiste de 1ère classe Goupe du 6ème RPIMa est tué au volant de son véhicule le 13 décembre, le parachutiste de 1ère classe Ourcy du 9ème RCP est tué le 15 de huit balles tirées à bout portant dans le dos. Le même jour, le parachutiste Smigonsky du 35ème RAP / section mortier, sera grièvement blessé dans une embuscade et restera paraplégique. Le 21 décembre, le parachutiste de première classe Chabrat du 3ème RPIMa est tué à son poste de combat dans l’attentat du poste Frégate, PC du colonel Roudeillac, attentat qui fera aussi plusieurs blessés. Le 21 janvier, le parachutiste Moura meurt dans un accident.

La situation n’est plus tenable et face au risque, la zone d’action de la FMSB se réduit comme une peau de chagrin. Fin décembre, la compagnie est regroupée dans la zone des grands hôtels autour de l’Holliday Inn. L’état-major du 6ème RIP s’installe dans les anciens bains Ajram sur la corniche prés de l’hôtel Saint-Georges le jour de Noël. Tirs de harcèlement, menaces, mises en garde, « calme tendu », « embrasement », « retour au calme », « explosion », « court répit », sont désormais le lot quotidien des parachutistes. Il faudra encore tenir jusqu’au 2 février avant de revoir la France.

Mon Dieu, donne-moi ce dont les autres ne veulent pas, donne-moi l’ardeur au combat.

Le 6ème Régiment d’Infanterie Parachutiste (6ème RIP), formation de marche constituée à partir d’unités des régiments d’appelés de la 11ème Division Parachutiste à perdu 62 des siens au cours de la mission FMSB / DIODON IV (15 septembre 1983 – 2 février 1984). Ils étaient partis comme leurs Anciens et rêvaient de baroud. Soldats de la paix, ils ont encaissé les coups, exécuté les ordres sans jamais renoncer à l’honneur. Ne les oublions pas.

« Bien sûr, nous avons l’habitude d’attendre… mais peu à peu nous découvrons que le rire clair de celui là nous ne l’entendrons plus jamais, nous découvrons que ce jardin là nous est interdit pour toujours. Alors commence notre deuil véritable qui n’est point déchirant mais un peu amer.

Rien, jamais, ne remplacera les compagnons perdus. »

Antoine de Saint-Exupéry – Terre des hommes         

 

Colonel (er) Jean Louis TURPIN, commandant la 1ère Cie du 6ème RIP / 4ème Cie du 6ème RPIMa

[1] Les Appelés Service Long deviendront rapidement les Volontaires service Long.

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En complément de ce témoignage, voici le récit poignant que Frédéric Pons, journaliste de guerre et amicaliste de longue date, fait des derniers instants du Lieutenant Antoine Dejean de la BATIE :

«  – A vos postes de combat ! « 

Le commandement du lieutenant de La BATIE a claqué, dès la première explosion. L’étage s’est tout à coup animé : un concert de cliquetis d’armes, de jurons, de quarts renversés, de raclements métalliques, de coups sourds de rangers sur le carrelage. Les plus proches des balcons se sont précipités à l’extérieur. La BATIE a compris que le grondement venait du sud, il se rue, se penche par-dessus les sacs de sable et distingue aussitôt l’énorme panache de fumée, comme un champignon atomique. – Oh mon Dieu, ça va être très dur !

A qui s’adresse-t-il ? À ses paras tapis derrière lui ? Ou à lui-même ? Dix secondes encore. Il revient sur ses pas, traverse la salle de réunion et c’est la secousse, inouïe de puissance, un souffle brûlant. Tout bascule.

Drakkar vient de sauter, et après quelques instants, les premiers reprennent leur esprit, un para se demande :  » mais où est le lieutenant ?  » –  Il appelle : « mon lieutenant, mon lieutenant ?  » – Il sait que le lieutenant était tout près de lui quand tout a sauté. – « Mon lieutenant… ça va ? – vous êtes là ?  » –

« Oui ». – La voix est faible. C’est bien celle du Lieutenant. Il est là, mais personne ne peut le voir.

« Allons, les zombies, restez calmes…Economisez vos forces…On va nous sortir de là. » Antoine se sent très faible. Il pense lui aussi qu’un obus a frappé son étage. Le reste de la Compagnie ne devrait pas tarder à monter à leur secours. Il ressent une étrange impression de légèreté et, en même temps, une douleur si intense qu’il croit étouffer. Ses bras ne bougent plus, ses jambes non plus. Mais son cerveau bouillonne :  » Voilà la guerre…cette violence extrême, instantanée…un coup au but, puis ce silence, cette impuissance…l’attente…le mal « .

Il entend encore gémir à ses côtés –  » ça va aller, restez calmes les gars… «  – Des mots lui viennent en tête, dans le désordre. Puis cette prière du para tant de fois chantée avec sa section, tant de fois lue dans le silence de sa chambre à Pau (…)

Ces mots qui l’accompagnent à cet instant s’éclairent soudain dans toute leur vérité. Cette prière vaut promesse de courage quand il s’agit de respecter un engagement, accomplir une mission. Au besoin en engageant sa vie… –  » il faut que les zombies tiennent. Eux d’abord…les soutenir « , montrer l’exemple, c’est sa vocation d’officier, sa responsabilité de chef de section face à tous ces jeunes qui lui ont fait confiance. Il les a accueillis et formés. Il les a entraînés durement. Il s’était juré de les protéger et de les ramener tous à leur famille, heureux et grandis par cette mission si particulière.

Et voici qu’il ne peut plus rien pour eux. Tenir, c’est prier  » Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste. Donnez-moi ce qu’on ne vous demande jamais… «  Il croit parler fort mais sa voix n’est plus qu’un murmure. Quatre, cinq paras, encore vivants à ses côtés, l’écoutent, les yeux grands ouverts dans l’obscurité ou crispés sur leur souffrance.

Quelques voix reprennent la prière apprise à Pau. Le Lieutenant montre l’exemple, une nouvelle fois.

Il prie, on le suit. Par habitude, par respect. Des voix encore jeunes mais brisées, voilées par la douleur, la poussière et la peur de mourir s’élèvent dans ce caveau fracassé :  » Je ne vous demande pas le repos, ni la tranquillité. Ni celle de l’âme, ni celle du corps. Je ne vous demande pas la richesse. Ni le succès, ni même la santé…  » Ils ne sont plus que deux à reprendre la prière.

Le lieutenant n’entend plus. Il s’est tu depuis un moment. Seul face à lui-même pour ses dernières secondes de vie (…)

Son corps est retrouvé dès ce 23 octobre, vers 15h30. Intact, un étrange sourire de paix sur le visage, encadré par deux de ses paras, eux aussi privés de vie. Il est dégagé parmi les premiers, presque par hasard…

Près de 24 ans après, la mémoire du Lieutenant Antoine Dejean de la BATIE et de ses soldats du Drakkar reste intacte. Il n’y a pas de temps ni d’époque pour la gloire. Mais aujourd’hui nous voulons être les fiers héritiers de ce Lieutenant qui comme un grand frère a voulu par son exemple et son abnégation nous montrer le chemin que peut suivre jusqu’au sacrifice suprême un officier des temps modernes.

Source : PONS, Frédéric. Mourir pour le Liban. Paris, Presses de la Cité : 1994

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