Création de la zone de poser

…/… Il est sept heures quand l’élément de layonnage commence à tracer la piste, à marquer les arbres et dérouler le topofil. A 20 minutes, les lourds suivent. Certains sacs pèsent plus de 35 kg. La progression se fait d’un pas de montagnard, rythmé, attentif, faussement lent. Devant, plus qu’à l’accoutumée, les layonneurs s’appliquent à trouver un terrain régulier, dénué d’obstacles et le moins glissant possible. Il se trouve que sur la dorsale choisie pour progresser, la végétation est plus clairsemée que les jours précédents. La triple canopée est encore présente, mais les grands arbres sont plus espacés.

A la pause de midi, par le fait sans doute de toucher au but, le repas se prend avec un certain recueillement et les échanges verbaux sont retenus. Vers les 15h30, nous parvenons sur une première crête suffisamment spacieuse pour m’inciter à pousser plus avant l’analyse du lieu en vue d’y dégager une zone de poser. Hélas le site se révèle vite inadéquat : quelques arbres en bois canon, un énorme angélique aux racines de calamar géant, ainsi que deux enchevêtrements de liane risquant de compromettre les calculs de chute des arbres voisins m’ont convaincu d’effectuer un dernier bond jusqu’au sommet de la colline. Là, les arbres sont plus nombreux mais moins majestueux. Il y a un peu de tout, cèdre, angélique, wacapou, Saint Martin rouge, balata, courbaril. Mais pas de bois canon ni d’arbre sacré, selon les piroguiers. En revanche, un immense fromager d’un diamètre de plus d’un mètre cinquante à 3 mètres du sol s’impose immédiatement comme l’obstacle majeur de la zone. Le fromager est en effet constitué d’une fibre ligneuse de faible densité, qui en fait le cauchemar des chefs de missions. D’une part, il émousse très rapidement les tronçonneuses et les bûcherons d’occasion que nous sommes passent un temps fou à ré-avoyer les dents de la tronçonneuse.  En l’occurrence, nous n’avons d’autre choix que de remonter les manches !

Le campement a été installé un peu en contrebas, non loin d’un petit val ou coule un filet d’eau. La coupe est sans conteste l’un des moments les plus dangereux de la mission. C’est là que peuvent survenir les accidents impliquant le plus de personnes ou les plus graves. Après avoir défini et délimité le périmètre de la zone de poser (environ 60 m de diamètre), correspondant aux besoins d’un Puma, et celui du stockage des bois débités, il convient de répartir les instruments, les secteurs de coupe, les relèves à venir sur les grumes les plus résistantes. On commence par un nettoyage en ligne de la zone circonscrite, au coupe-coupe. Puis après avoir compris l’influence du maillage des lianes sur la chute des troncs, on procède à l’élimination des plus accessibles d’entre elles. L’abattage des plus gros ligneux se fait ensuite par secteur. Certaines essences, sèches et dures, se prêtent à l’utilisation de l’explosif. Le volume de la charge, sa forme, sa hauteur au sol varient. Il convient également de modifier les formules apprises lors des cours d’explosif pour en doubler le volume. Et parfois, encore, cela ne suffit-il pas ! La zone est dégagée et propre au travail lourd lorsque le soir nous surprend.  L’obscurité nous enveloppe en quelques minutes.  A midi du second jour, je constate que le grand fromager, couvert des cicatrices des coups de hache et des tentatives de coupe à la tronçonneuse n’a rien cédé. Une demi-douzaine de fois il a emprisonné dans ses fibres les lames des tronçonneuses que l’on a dû dégager péniblement. L’après-midi, un immense méplat est créé sur le tronc, afin d’accueillir un énorme cataplasme composé d’explosif. Je fais déserter la zone de coupe et procède à la mise à feu.La formidable détonation roule sur la forêt comme un coup de tonnerre.  Malheureusement, le tronc colossal reste tendu vers le ciel sans le moindre indice pouvant laisser à penser qu’il penche, ni dans un sens, ni dans un autre. Je m’approche. Le résultat est dérisoire et frustrant. L’explosion a bien laissé quelques cavités mais elle n’a pas même traversé. Il ne reste que quelques kilogrammes d’explosifs et les piroguiers passent leur temps à ré avoyer et ébavurer les tronçonneuses.

Fort heureusement, le travail avance normalement sur le reste de la zone. Lorsqu’un arbre est à trois ou quatre coups de hache de tomber, le travail de tous les hommes circum-jacents est interrompu, et ils se replient sur une position éloignée d’une centaine de mètres. Le final de l’abattage est en général confié aux piroguiers les plus aguerris. Experts dans ce domaine, sitôt qu’asséné le dernier coup de hache qui aura raison du géant, ils courent s’abriter à distance ou derrière un autre arbre. Dans sa chute, le grumier entraîne quantité d’arbrisseaux, de lianes, de plantes saprophytes, d’orchidées parfois, d’insectes presque toujours. C’est ainsi sans doute qu’une guêpe de 10 centimètres environ, de couleur bleu-noir, est venue tournicoter quelques minutes autour de nous. Le plus ancien des piroguiers me dit de ne pas bouger. Je répercute à tous. La bestiole s’éloigne. Je m’informe un peu plus. Cette guêpe, me dit le piroguier, tue raide un singe ! J’ai bien sûr le réflexe de M. Tout le Monde à ce moment-là : je regarde dans la direction où elle a disparu pour bien m’assurer qu’elle ne revient pas ! Après quoi, je gamberge un peu, moi qui suis encore défiguré par des mouches sans raison qui font à peine quinze millimètres.

Cela fait maintenant trois jours que nous déblayons la surface choisie pour accueillir un hélicoptère.  On procède maintenant à l’émondage des arbres abattus, puis à leur découpe en billes que l’on pourra faire rouler cahin-caha hors du secteur. Le travail est lourd, répétitif, usant. Et le fromager refuse de tomber. A peine le petit-déjeuner avalé, les piroguiers s’attaquent tous au géant. A la hache et à la tronçonneuse. Mais vers 9h00, toujours pas de signe de fléchissement.  Quelques plumeaux de fibres le retiennent encore. Puis peu avant 10h00, un craquement progressif, lugubre, énorme, nous annonce la proche capitulation du colosse végétal. Tous les piroguiers sauf un lâchent alors leurs instruments et s’écartent, le nez pointé vers le ciel, pour informer de la direction de chute et guider les derniers coups à porter. Alors, l’inclinaison de la cime s’accentue et les piroguiers se carapatent de toute la vitesse de leurs jambes hors de portée des éclats. L’arbre s’abat enfin dans un grondement monstrueux, projetant des éclisses de plus de cinquante centimètres. Nos pieds tressautent quand il touche le sol. Le reste de la journée se passe à le débiter et à écarter les billes et rondins de la zone. C’est ensuite le grand nettoyage pour éviter que des brindilles, des petites branches, soulevées par le souffle des pales, ne viennent endommager le rotor de queue. A l’endroit considéré comme idéal, mais à la vérité rarement retenue par les pilotes, l’on procède même au marquage du sol.

Puis vient le moment où, après la énième inspection des lieux, le message est envoyé à Cayenne : « la zone de poser sur Massialine est achevée ». Par message retour, le lieutenant-colonel Duplessis annonce sa venue le lendemain avec l’équipage de l’hélicoptère. Il faut deux heures depuis Cayenne Rochambeau pour rallier le secteur forestier où nous gravitons. Le jour suivant, vers 11h00, nous entendons le bruit caractéristique du Puma avant de le voir. Aussitôt, les fumigènes sont allumés pour lui signaler notre position. Les pilotes des appareils sont particulièrement chevronnés. Ils commencent par survoler la zone une ou deux fois pour identifier les arbres les plus gênants, et partant, leur cap d’approche, puis ils entament la descente, presque verticale, au milieu de la frondaison. L’appareil se stabilise enfin au sol. Lorsque les pales commencent à ralentir, le lieutenant-colonel Duplessis vient vers nous, salue Dury, et me tape sur l’épaule en brayant un commentaire couvert par le bruit des turbines, inaudible. Puis il retourne à l’appareil et se saisit de son sac, demande à Laumuno de faire débarquer des glacières sous les vivats des hommes. Ayant sacrifié à la tradition, j’ai trimballé pendant toute la mission, bien cachée au fond du sac, une bouteille de champagne. C’est le moment de l’ouvrir. Puis le Lieutenant-Colonel fait le tour avec les pilotes de la zone de poser. Je pense aux grands anciens d’une époque révolue que j’ai tant admirés, Latécoère, Mermoz, Saint Ex, Guillaumet, qui ont créé des dizaines de zones de dépôt de carburant, dans des contrées et des confins improbables, dont certaines sont devenues des aéroports. Ma petite zone de poser ne servira pas de dépôt, mais elle peut s’avérer bien utile en cas de détresse. Puis le réalisme vient vite borner cette bouffée d’autosatisfaction. Si la zone n’est pas entretenue tous les six mois pendant trois à quatre jours par mission, sa durée de vie sera d’à peine 18 mois. Je ne poursuis pas dans cette pensée. Les cadres et les soldats ayant participé à la mission sont fiers d’eux. L’aspirant médecin s’est avéré remarquable, tant au plan moral que physique. Deux mois après la mission, Madame Laumuno mettra au monde une petite fille, que son papa prénommera Massialine. Depuis la Guyane, en 1983, je n’ai pas revu Massialine. C’est à elle que je dédie ce petit récit.

Epilogue.

La mission ne s’arrête pas à ce point du récit, bien sûr. Le Capitaine Dury est rentré sur Cayenne à bord de l’hélicoptère. Pour les autres, il faut revenir, à pied d’abord puis en pirogue, et passer les sauts sans y laisser trop d’armement. Mais dans la pirogue où ils sont violentés par les rayons d’un soleil qu’ils n’ont pas vu depuis deux semaines bientôt, tous les hommes rêvent comme moi de leur prochaine mission profonde. Lors de cette mission, les « ex-paras » ont joué un rôle clé. Par le professionnalisme, l’endurance, la motivation et surtout l’exemplarité ils ont magnétisé les jeunes marsouins, ne laissant aucune place aux états d’âme, amenant chacun à faire sien l’objectif final. Cette polyvalence tous terrains, toutes circonstances m’a toujours émerveillé. Je n’entrevois le futur que parmi eux.

Cette petite mission n’aura duré que 2 semaines. Elle aura demandé des connaissances très spécifiques, et constitué une expérience exceptionnelle pour un jeune officier. Mais au final, elle ne constitue qu’une petite facette du savoir-faire des cadres des Troupes de Marine. Mes tribulations me vaudront d’en connaître cinquante autres, totalement différentes, sollicitant d’autres ressorts, d’autres langues, d’autres sensibilités, d’autres savoir-faire, qui me permettront de côtoyer des hommes honnêtes, généreux, intrépides parfois, courageux souvent. L’arme des Troupes de Marines, hormis ce qu’en a dit Lyautey, tire sans cesse les hommes vers le haut et leur offre une incommensurable richesse culturelle en retour.

LEXIQUE

Layonneur : soldats chargés de créer la trace en forêt, grâce au coupe-coupe et au  topofil.

Dégrad : embarcadère /débarcadère naturel ou artificiel en pente, en bordure des fleuves et rivières guyanais.

Takari-man : vigie assise à l’avant de la pirogue, qui annonce les obstacles, et de sa perche de trois mètres sonde les fonds et écarte le nez de la pirogue des obstacles.

Crique : petite rivière guyanaise.

Bossman : motoriste.

Couac : manioc grillé en petites boules.

Maïpouri : nom guyanais du tapir.

Feuillées : WC de campagne, d’une grande rusticité.

Takari : perche servant à sonder les fonds, repousser la pirogue des obstacles, à la propulser.

Avenue du lieutenant Jacques Desplats

81108 Castres Cedex