En forêt

…/… A potron-minet, le détachement est rassemblé à proximité du petit dégrad * de Saint-Jean du Maroni. Les pirogues sont déjà chargées, les sacs arrimés, les fûts d’essence répartis. Le capitaine est là, qui préside le lever des couleurs et souhaite bonne chance à l’ensemble du détachement. Les piroguiers sont eux aussi sur les rangs, calmes, fiers et souriants. Puis je me soumets avec eux au rituel de la bénédiction du fleuve. Je n’ai pas oublié la bouteille de rhum. Mano, le patron des piroguiers s’en saisit et commence son incantation, dans laquelle le fleuve est déifié, et ses obstacles et dangers soigneusement récités pour conjurer le mauvais sort. Il verse un peu de rhum dans le fleuve, puis boit au goulot et fait passer la bouteille. Nous l’imitons tous, moi inclus. Nous embarquons sitôt la cérémonie terminée, les takari-man* à l’avant des pirogues, les bossmen* derrière. La remontée du Maroni s’effectue à moyenne vitesse, en ménageant les moteurs avant de passer les  qui solliciteront leur puissance maximale. Apatou apparaît puis s’évanouit.  Le fleuve, ses berges, la force du courant, les écueils et les îles changent sans cesse d’aspect. La réverbération du soleil sur l’onde fatigue les yeux, le ronronnement continu du moteur ont raison des plus bavards et près une heure trente de navigation, je vois s’assoupir les hommes les uns après les autres. De temps à autre, un piroguier récupère un quart d’eau dans la rivière pour humidifier son couac*, qu’il grignote lentement. La vue ne traverse guère qu’une vingtaine de centimètres de cette eau rendue opaque par le transport des alluvions et des végétaux en décomposition. Deux heures trente après le départ, nous sommes au pied du premier rapide, le saut Hermina. Il se franchit sans difficulté, sans rupture de charge.

Plus loin, les piroguiers devront montrer leur savoir-faire pour le franchissement des sauts Ampuman, Singa Tété, Poligoudou (les richesses perdues en langage Bushinengué), et Grand Saut. C’est hors saisons des pluies que la rivière est la plus traîtresse. Le débit qui subsiste entre le bassin supérieur et le bassin inférieur du fleuve est alors insuffisant pour garantir un franchissement sans anicroche. L’expérience nous a en outre enseigné que le danger de retournement de la pirogue est plus grand dans la descente que dans la montée, lorsque l’embarcation est mal engagée, et subit la pression colossale d’un remous qui vient perturber sa trajectoire. C’est le chavirage. Au pied des sauts, des trésors engloutis dorment depuis deux siècles. Mais la violence du courant y est telle que les plongeurs les plus chevronnés ne s’y hasardent pas. Il n’est pas rare, grâce aux échanges verbaux rapides entre pirogues descendantes et montantes, que nos piroguiers prennent connaissance à l’avance de l’état et de la difficulté de franchissement de tel ou tel saut.

Les soldats présents dans les pirogues sont eux rompus à tous les franchissements possibles :

  • avec le chargement complet,
  • avec rupture de charge partielle : on descend alors les bidons d’essence et les sacs en priorité,
  • avec rupture de charge totale : il n’est d’autre choix alors que de porter à dos d’homme ce qui peut l’être et de créer simultanément un chemin de halage avec des rondins sur lesquels les pirogues seront tirées jusqu’au bassin supérieur.

Si cette dernière nécessité se fait rare sur le Maroni elle s’impose plus fréquemment sur la rivière Mana dont certains sauts sont plus abrupts et moins bien connus des piroguiers.

Le fleuve se montre aujourd’hui peu capricieux. Nous passons les premiers groupes d’îlots, le village de Grand Santi, puis Pompidou-Papaïchton, et vers cinq heures trente du soir, c’est enfin Maripasoula, le dernier grand village ouvert avant de pénétrer sur les terres des indiens Wayanas. Les corps ankylosés se déploient gauchement. Je vais signaler notre présence à la gendarmerie. Puis nous prenons la direction du petit camp qui nous est réservé, et après avoir organisé la garde pour la nuit, rempli rapidement le message formaté du jour, je fais le tour des hommes, autant pour tâter l’ambiance que pour minimiser voire banaliser les difficultés qui nous attendent. Les gars sont détendus et plutôt impatients d’entrer dans le vif du sujet, la forêt. Le toubib joue relâche aujourd’hui. Pas un seul bobo. Le repas est avalé en un instant. A l’issue je donne les ordres pour le lendemain, en présence du chef des piroguiers et de son adjoint au nombril proéminent, Balaka.

Il est 7 h.00 du matin quand nous nous écartons de Maripasoula et glissons vers l’amont du fleuve. Nous progressons à la même vitesse que la veille. Vers 10 heures, je repère l’endroit caractéristique d’où j’ai choisi d’entamer la progression pédestre. Les hommes débarquent, règlent les sangles de leurs sacs, le hissent ou se font aider pour    l’installer sur leurs épaules. Chacun porte en moyenne une trentaine de kilogrammes. Je donne mes dernières recommandations au sergent-chef Leroux, et regagne la berge pour vérifier, boussole en main, l’azimut pris par les layonneurs de tête, puis c’est le départ du premier élément, chargé de créer la trace. Le second élément, plus lourdement chargé, suit à vingt minutes. La mission qui échoit à Leroux n’est pas simple. Il doit nous attendre avec les pirogues à une quarantaine de kilomètres environ de l’endroit où il nous a débarqués.

Pour y parvenir il lui faudra trouver la jonction de l’affluent du Maroni qui y mène masquée par une tenture de verdure. Puis rendre la rivière navigable en découpant les arbres qui en obstruent le cours en les débitant parfois et ce, sur les derniers quinze kilomètres au moins. L’opération, vingt fois ou plus répétée est fastidieuse, chronophage et de plus dangereuse, nos piroguiers ayant tendance à jouer les équilibristes et à manier la tronçonneuse d’une main pendant qu’ils s’accrochent de l’autre à une branche et assurent de leurs seuls pieds la stabilité de la pirogue. Le fond des criques est inégal. Sans le takari impossible d’en estimer la profondeur du fond ni de quoi il se constitue, dans l’éventualité où la hauteur d’eau permettrait de débarquer. Parfois les berges étroites de la rivière s’ouvrent sur un petit lac aux nymphéas flottants se disputant la surface de l’espace avec d’autres plantes aquatiques enracinées. La propulsion moteur se fait alors à très faible vitesse pour le pas casser les hélices, ou bloquer brutalement une embarcation. Les piroguiers connaissent ces pièges et Leroux aussi.

Le layonnage et l’orientation commencent. L’équipe des traceurs layonneurs fait un point tous les cinquante mètres environ, la végétation le permettant. La carte dans une pochette de plastique, je vérifie régulièrement l’azimut. Au sommet du mouvement de terrain, les arbres et arbrisseaux s’espacent. Le cheminement en est facilité. Il est presque midi lorsque se produit un incident qui, bien que banal pour le pays, aurait pu avoir des conséquences dramatiques. M’écartant d’une quarantaine de centimètres du traçage, je repousse du genou les feuilles d’un arbrisseau. Une nuée de mouche sans raison ou mouches à feu s’en échappe, et je sens immédiatement les piqûres douloureuses des bestioles, sur les cuisses, dans le cou, à la face. En cinq secondes, je subis une douzaine d’impacts. Dans les minutes qui suivent, je fais une tachycardie et suis pris d’une immense faiblesse. Je me délaisse de mon sac à bonne distance du nid, puis une nausée incoercible s’empare de moi et je rends mon petit-déjeuner à la forêt. L’instant d’après, je m’isole pour satisfaire un besoin impérieux, liquide-lui aussi. Vidé de toute force par le choc anaphylactique, je m’assois alors au pied d’un grand arbre et attends que la chamade s’atténue. Le jeune toubib, alerté, me rejoint. Il n’a pas dans sa trousse de stylo injecteur. Quinze minutes environ se sont écoulées quand je sens mon pouls redescendre et revenir à la normale. Je suis lucide, mais lessivé et incapable de reprendre mon sac et de poursuivre. Je donne mes ordres, qui sont de poursuivre jusqu’à une petite crique que l’on doit traverser, et de faire halte sur place jusqu’à ce que je puisse rejoindre. Une heure environ plus tard, le jeune aspirant médecin arrive avec un quart contenant une soupe chaude, revigorante. Il me conseille d’attendre les premiers effets de la digestion avant de repartir, ce que je fais. Laumuno a fait récupérer mon sac. Mal consolidé encore, j’effectue lentement le parcours pour rejoindre le détachement. Après avoir remercié l’adjudant et Mietton qui se sont réparti quelques-unes de mes affaires, je me fends de quelques plaisanteries visant à rassurer. Puis nous poursuivons sur notre itinéraire. Reprenant ma place en tête de colonne, je veille à rester sur notre cap, tout en observant si les mouvements de terrain alentour correspondent bien à ceux figurant sur la carte. Cheminer par les crêtes nous a fait gagner du temps. Vers 17h00, nous parvenons au point de bivouac prévu. Après le petit tour d’inspection permettant de s’assurer que nul arbre ne menace de tomber, chacun procède à l’arrimage de son hamac. Après un débarbouillage dans une eau limpide, je repasse entre les mains du toubib. Pommade. J’ai le visage boursouflé par les piqûres mais ne le sens pas.

A peine suis-je installé, que Gallego, qui a réussi à obtenir la liaison, me sollicite pour le message quotidien. Ceci fait, je discute un peu avec Laumuno, tout en cassant la croûte. Lorsque j’ai terminé d’installer mes baguettes pour y planter mes chaussures renversées, il fait nuit. La moitié des gars dorment déjà. Malgré l’incident, le sommeil me prend rapidement.

Au matin, j’ai récupéré. Il fait beau, bonne chose ! Progresser en forêt amazonienne sous la pluie, dans une profonde pénombre et une moiteur lourde s’avère très vite usant. Le petit déjeuner une fois avalé, nous nous réunissons, avec les layonneurs, en insistant sur les points particuliers du terrain que nous devons rencontrer ; les cols, l’orientation de lignes de crête, les descentes délicates, quelques rares criques.

Nos deux piroguiers sont d’humeur égale depuis le départ, et ont hâte de revoir leurs copains. Le toubib est rassuré sur mon état. Les sacs sont endossés et nous attaquons la marche à 7 heures. A 9 heures, nous faisons halte pour un petit casse-croûte de 15 minutes. Il convient surtout de boire, car l’humidité ambiante semble aspirer toute l’eau de notre corps. Certains prennent du Tang, une boisson lyophilisée ajoutée à l’eau, qui donne un petit coup de fouet. D’autres grignotent un morceau de lard fumé, des gâteux ou quelques fruits secs. Les pastilles de sel prises le matin ne semblent pas être d’un grand effet. Dès les premières minutes de marche, les treillis sont à nouveau trempés. On y retrouve le sel, sous la forme de larges ocelles. Mais tout le monde est habitué, et nul n’y prête attention. Sur quelques centaines de mètres, nous sommes accompagnés par des singes atèles qui caquettent en se déplaçant, et de temps à autre s’arrêtent pour pencher la tête dans notre direction, écarquillant leurs grands yeux curieux. Le spectacle est cocasse, inverse à celui des zoos. Ici, les bêtes curieuses, ce sont les hommes ! Les piroguiers, pourtant bons tireurs, s’abstiennent de les mettre en joue. Nous avons convenu qu’ils ne tueront pendant la progression pédestre que les animaux qu’ils mangeront. A midi, toujours à proximité d’une petite crique ou d’une cascade, nous nous arrêtons pour un repas plus substantiel. Les rais de lumière qui parviennent au sol se faisant rares, les soldats se les disputent. Dans ces taches de soleil, les treillis sèchent plus vite, et le bienfait sur le visage ou sur le dos endolori est indescriptible. Je sens en mangeant que mes tuméfactions au visage n’ont pas disparu. Mais la mission ne comportant pas d’épreuve de beauté à l’arrivée, je n’en ai cure. La marche reprend. On ne peut parler ici de paysage, tant la vue est étriquée. Il demeure que le terrain change sans cesse, présente de nouvelles formes, une nouvelle végétation, une nouvelle couleur de terre. Parfois, sur l’axe se trouve un abattis qu’il faut contourner. Ces arbres secs, enchevêtrés par les lianes avec d’autres moins solides peuvent constituer un obstacle long et pénible à contourner. Des contournements par la gauche ou par la droite, c’est le plus facile que l’on utilisera pour alléger la marche des « lourds » qui ne peuvent sac à dos franchir de trop nombreux obstacles du genre. De temps à autres, un juron fuse dans la colonne, jeté par un soldat qui n’a pas pu corriger le glissement qui l’amenait tout droit sur un awara. Il n’y a d’ailleurs pas que les soldats concernés, l’awara étant aveugle et n’épargnant personne. Le toubib aura du boulot ce soir, se dit-on tout au plus. Le topofil se déroule, sur des kilomètres, attestant temporairement de notre passage. Le soir, arrivés au bivouac, les piroguiers tuent deux hoccos et les partagent. Chaque oiseau pèse environ 4kg. Il y en a pour tous. Le piroguier m’explique que ces oiseaux vivent par couple jusqu’à la mort. Après avoir abattu le premier, il lui a suffi d’attendre au même endroit que le second se montre. Bien triste récompense à la fidélité !

Le troisième jour de marche en forêt se déroule sans incident. Nous progressons à la vitesse prévue, peut-être un peu plus vite grâce aux dorsales que nous empruntons. L’axe est bon, comme l’ont prouvé les repères pris au départ et rencontrés. La fatigue commence à se faire sentir, en particulier chez les layonneurs qui continuent coupe-coupe à la main, à se frayer un passage pour les premiers, à l’élargir pour les suivants au profit des lourds. Les ampoules aux mains se multiplient. Certains gardent dans leur poche la petite lime « queue-de-rat » qui leur permet d’affûter leurs coupe-coupe.

En quelques secondes, les lames retrouvent leur tranchant, et eux retrouvent le moral, ne doutant plus de leur efficacité. C’est une autre histoire lorsque la végétation traversée est parsemée d’arbrisseaux en bois-de-fer ou de taillis. Dans le premier cas, le coup porté en oblique, qui aurait dû trancher net l’arbrisseau l’aura alors à peine entamé, laissant une échancrure en arc de cercle dans la lame. De plus, cette résilience au coup s’aggrave d’une résonance dans le poignet et le bras particulièrement pénible, qui incite à l’interrogation et marque ensuite les mémoires. La Guyane peut se faire cruelle avec ceux qui ne se donnent pas la peine d’apprendre. Ainsi en va-t-il de la papillonite, ainsi en va-t-il des matoutous dans les habitations où traînent quelques insectes, ainsi en va-t-il des serpents qui entrent dans les maisons, appâtés par un oiseau en cage dont ils sont friands. Sur l’itinéraire choisi, pas de mauvaise surprise comme un nid de grages grands carreaux. Le serpent est haï des Guyanais, et pour cause !  Ce grand vipéridé s’est créé une funeste renommée non seulement par le nombre de décès survenant après sa morsure, mais aussi par une folie meurtrière caractéristique qui lui fait attaquer la même proie et la mordre six ou sept fois, longtemps après avoir vidé ses glandes à venin. Les plus grands spécimens mesurant près de 2,5 mètres, il n’est pas rare que les morsures surviennent au ventre. C’est ce même serpent que l’on retrouve en Martinique, où il semble être parvenu clandestinement, sous l’appellation de trigonocéphale. Un forestier local aime à raconter qu’alors qu’il déblayait un abattis sur un sentier de halage, un grage voyant ses petits menacés s’en est pris à la lame du bulldozer qui allait les ensevelir. Par chance, la bestiole fréquente plutôt les zones humides, marécageuses, et les bords de rivière. Plus commune est la rencontre avec ce serpent liane, l’Oxybelis, que les vibrations du sol ne font pas fuir à notre approche, et qui pend parfois à hauteur de tête dans une totale immobilité. Il est néanmoins reconnaissable à sa tête oblongue et ses grands yeux, pour peu qu’il veuille bien les tenir ouverts. Mais la colonne poursuit sa progression sans encombre, conformément au plan de marche. A la halte, l’un des piroguiers vient m’avertir qu’il a entr’aperçu un puma à plusieurs occasions pendant la journée. Afin d’éviter d’avoir une visite inopportune au milieu du bivouac, je demande à tous de regrouper les déchets du repas et les fais enterrer à quelque distance des hamacs. Malgré cette précaution, quelques empreintes aisément reconnaissables restent visibles au matin.

Au quatrième jour, la fatigue s’accentue. Les ampoules, les brûlures provoquées par les sangles des sacs sur des peaux humides déjà irritées par le sel se multiplient, les layonneurs doivent être rappelés à l’ordre pour conserver leurs distances, et les piqûres d’awara sont foison dans la colonne des porteurs. De plus, avec la fatigue, insidieusement, comme toujours, le doute s’installe. Les plus pessimistes se voient errer interminablement dans cette jungle hostile, qui se repaîtra tôt ou tard de leur chair. Un petit éclaircissement s’impose, à la fois ferme et paternel. Tout d’abord, nous n’avons pas pris de retard sur la planification et les retrouvailles avec Leroux et les piroguiers sont prévus pour demain. Par surcroît, nous avons joué de chance, car la pluie, capricieuse lorsque l’on s’élève un peu, nous a épargnés. Nous jouissons par conséquent de plus de luminosité sous la frondaison.

Sur le chemin il nous faut nous frayer une sente au milieu d’un bosquet très dense de pri-pri. Les possibilités de contournement par la gauche ou par la droite dans des pentes accentuées se révèlent vite chronophages pour la colonne des lourds. Il faut traverser. Le travail des layonneurs qui sabrent leur chemin à grand-peine dans cette herbe drue et coupante est éreintant. Toutes les vingt minutes, il convient de les relayer. Finalement, une clarté grandissante nous annonce que dans quelques coups de machette, nous allons retrouver une végétation normale. Les gars ont largement mérité une pause pour souffler. Il nous a fallu plus d’une heure pour traverser 150 mètres de pri-pri. Nous sommes tous lardés de fines coupures sur les avant-bras et les visages, légèrement sanguinolents, mais la fierté collective nous fait négliger et notre état et la fatigue, et ce sont des sourires qui s’échangent. Malgré l’obstacle impromptu, la crique identifiée pour servir de bivouac est atteinte vers les 17 heures. Et, bonne nouvelle : il n’y a plus de trace du puma qui nous escortait discrètement.

A l’aube du cinquième jour de marche, après le déjeuner, je reprends mes repères topographiques et briefe les layonneurs. Dans l’après-midi, vers les cinq heures, nous devrions tomber sur le campement des piroguiers. L’erreur est exclue. Ce serait comme deux équipes forant un tunnel à ses deux extrémités et se croisant sans se rencontrer. Le message passe d’autant mieux que chacun sait que l’ordinaire se verra agrémenté au campement de viande ou de poisson. Les crêtes sont dégagées, les hommes puissamment motivés, et nous progressons rapidement. Vers quatre heures de l’après-midi nous parvient l’odeur d’un boucan. Quelques minutes après, nous entendons résonner des coups de machette dans du bois. Et sur la piste, venant à notre rencontre, Leroux apparaît. Il a quelque difficulté à masquer un sourire goguenard en voyant mes pommettes et mes yeux encore enflés. En premier lieu, je note qu’il est exactement à l’endroit où je lui avais demandé de nous attendre, qui est le confluent de deux criques. Je prends la mesure ensuite du travail effectué pour nous accueillir, qui va jusqu’au nettoyage de l’emplacement du hamac de chacun. Un peu à l’écart des hamacs et boucans, des feuillées* ont été creusées. Enfin, peu importe que ce soit du maïpouri*, du tatou, du singe ou de l’aïmara qui bouillonne dans les marmites et dégage ce fumet inhabituel, il y a de quoi régaler tout le monde ce soir. En continuant avec mon hôte le tour du bivouac, je note une douzaine de sacs de jute pleins à ras bord, stockés dans un coin et m’approche. C’est le produit de la chasse des piroguiers pendant les quelques jours où ils nous ont attendus. En redescendant le Maroni, ils en distribueront une bonne partie à leur seconde, voire troisième épouse, sans distinction du fait qu’elle habite côté français ou surinamien. La frontière est un concept décidément très vague et très européen, après ce que j’ai pu voir et comprendre de l’Afrique. Un bruit de moteur se fait alors entendre. Et nous voyons apparaître une pirogue qui accoste au petit débarcadère de fortune improvisé par les piroguiers. C’est le Capitaine Dury qui arrive de Maripasoula, où il s’est fait récupérer par Leroux. Il part d’un rire désarmant en voyant mon visage tuméfié, puis salue tout le monde en faisant le tour du bivouac. Son espace a déjà été aménagé par Leroux, et il s’installe avant de nous rejoindre. Nous nous penchons ensuite sur les cartes, car la mission n’est pas terminée.

Leroux et les piroguiers ont remonté le cours de l’une des rivières pour amener tout le monde au plus près de Massialine, notre objectif. Ils ont dégagé le cours d’eau de tout ce qui pouvait stopper, ralentir ou entraver la remontée des pirogues. Mais le niveau trop bas de l’eau contraindra néanmoins à débarquer plus loin de l’objectif que prévu.

Dans le petit camp, l’ambiance est clairement bonne et chacun y va de sa petite aventure. Le topofiliste capte les attentions, avec le récit de son serpent visiblement un peu trop secoué, qui après une heure environ de marche est sorti du topofil, lui faisant tout lâcher dans un hurlement. Le serpent était inoffensif et bienheureux de retrouver son biotope, sans doute. Puis c’est l’heure du repas, et notre hôte, un brin chambreur, tend au Capitaine une assiette remplie d’un bouillon dans lequel flottent quelques morceaux de viande échappant à toute identification. Ce dernier tord bien un peu du nez mais finalement, du bout des lèvres et avec circonspection, consent à avaler quelques morceaux du gibier.

« Alors, mon Capitaine, c’est bon, le singe ?» demande alors Leroux.

« Mon cher Leroux, c’est la dernière fois que vous me couillonnez » lui répond le chef. Le chapitre se clôt dans une rigolade générale.

Le lendemain, c’est un élément motivé et calme qui embarque dans les pirogues pour la suite de la mission. Le repas amélioré a fait du bien. La longue nuit aussi. De plus, une fois l’embarquement du matériel et des sacs terminé, les gars savent qu’ils peuvent y aller d’un petit roupillon, les piroguiers et les chefs d’embarcation étant seuls à la manœuvre. La progression avec les pirogues chargée est lente. Nous devons couper quelques arbres tombés en travers de la rivière, et certaines zones recouvertes de plantes aquatiques nous coûtent quelques goupilles de moteur, aussitôt remplacées. Sur de courtes portions du trajet, la densité de ces herbes est telle que nous en sommes réduits à progresser au takari*. Les piroguiers offrent à certains moments un spectacle rare. Certains tronçonnent un arbre immergé un pied dans l’embarcation, l’autre sur l’arbre. D’autres s’affranchissent de l’obstacle en prenant suffisamment d’élan au moteur puis en le sautant littéralement, après avoir relevé le moteur à la seconde ad hoc. D’autres enfin dévoilent leur adresse et leur musculature en venant à bout à la hache de troncs de plus de 50 centimètres immergés. Le lit de la rivière disparaît parfois dans un marécage de plusieurs centaines de mètres de largeur que les piroguiers traversent avec un instinct sûr. Sur le coup des 15 heures, le tirant d’eau des embarcations est insuffisant et ne permet plus d’avancer. Inutile d’attaquer la progression pédestre si tard. Je choisis un emplacement de bivouac. Nous colportons tronçonneuses, essence, huile, explosifs, outils, armement, munitions, sacs sur la berge. …/…

Avenue du lieutenant Jacques Desplats

81108 Castres Cedex