Par le lieutenant colonel (er) Jean-Paul VALLIN
Le militaire affecté en Guyane française est immédiatement confronté aux mystères de la forêt. Les appellations diffèrent mais toutes sont imprégnées de la même part de labeur, de fatigue, de découverte et de mystère non encore élucidé : missions profondes, traversières, trans guyanaises, chemin des Emérillons disparus, Mana-Saint Elie, bornes de frontière numérotées de 1 à 6, et trijonction, la plus mythique d’entre elles. Toutes exhalent ce même parfum d’aventure qui dévalue l’indispensable rigueur qu’exige la forêt équatoriale sud-américaine. Les Guyanais non citadins sont quotidiennement confrontés à cette école d’humilité qu’est la forêt, comme l’est la mer pour le hauturier, ou la montagne pour les guides. Il serait à la fois faux et prétentieux de se vanter d’avoir vaincu la forêt profonde. On ne la vainc pas, car elle n’est pas ennemie. On l’apprend, on l’approche et on en assimile les particularismes. Ce faisant, on domine progressivement cette peur immémoriale qui fausse l’approche du néophyte. Les Indiens la vénèrent et en vivent depuis des siècles. Pourquoi ne serions-nous pas capables de nous y accoutumer ? Probablement parce que nous traînons comme un boulet nos a priori et nos légendes bricolées, dont les Yanomanis, les hommes sans oreilles, et les anacondas de plus de dix mètres ne sont que des échantillons. Pour ce qui me concernait, j’ai considéré dès mon arrivée sur le territoire qu’il était capital que je me familiarise avec ce milieu. Je reconnais avoir été aidé en cela par les forestiers omniscients, connaissant les essences de bois, les animaux, les autochtones, la mécanique, les gestes de survie et les soins à apporter aux maladies et blessures spécifiques ; par les entomologistes qui rejoignaient les missions profondes avec une ferveur d’illuminés espérant découvrir le chaînon manquant ; par les botanistes dont la décontraction masquait une exceptionnelle rigueur scientifique ; par les zoologues ; par les herpétologues. Et c’est avec infiniment de gratitude que j’évoque ici le Professeur Charles Domergue du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, qui m’inculqua en 1982 les bases de la classification des serpents. En contrepartie de ce savoir, je lui faisais parvenir des serpenteaux, morts ou vivants, qui se trouvaient sur nos itinéraires en jungle. Dans ce but, j’avais fait passer le mot aux chefs de section. Ce qui nous unissait, ces hommes et moi, c’était la part de mystère qui subsistait dans cette forêt primaire qui se livrait maintenant si parcimonieusement aux scientifiques : une nouvelle espèce de primates avait été recensée il y a deux ans ; la chasse avait été maigre pour les zoologues. En revanche, pour les entomologistes et les botanistes, les confins guyanais recelaient encore des espèces inconnues ou très rares que seules pouvaient leur disputer quelques îles de la Sonde.
Mon intérêt pour ce milieu dominant toutes mes peurs, après quelques mois de présence dans le département, j’évoluais avec aisance et délivré de toute appréhension en forêt. C’est avec la plus grande attention que j’avais appris de la bouche de mes prédécesseurs les bases de l’orientation, de l’installation d’un bivouac de jungle, de la navigation fluviale, de la survie en forêt. Curieusement, les livres dédiés à ce genre d’instruction n’existaient pas à mon arrivée.
Ces savoir-faire relevaient donc d’une tradition orale dans les armées. Il est certain que ces précieux sésames livresques devaient exister il y a encore trois générations. Pourquoi n’en est-il rien resté ? Est là l’effet du hasard, où de quelque volonté ? Peu importe ! Arrivant d’un régiment parachutiste qui m’avait projeté sur trois théâtres d’opérations en deux ans, je redoutai la terne perspective d’une routine guyanaise centrée sur la vie de caserne. Mes craintes se dissipèrent très vite. Le capitaine Le Moguen qui commandait la 1re compagnie lorsque je débarquai de l’avion, lui aussi parachutiste, mit rapidement les choses au point. Ici, l’utilité de notre unité tenait à sa capacité à opérer en forêt pour y remplir diverses missions. De plus, la présence de nombreux autres officiers, sous-officiers et militaires du rang issus d’unités parachutistes me rasséréna. Mandaté par le Colonel de Marcellus, Commandant le 9e BIMa, pour créer un centre d’instruction en jungle, et bénéficiaire des quelques libertés que mon chef, le Capitaine Dury, me laissait en ce sens, je passais lorsque l’emploi du temps le permettait la journée seul en forêt, à construire une base d’instruction, élaborer un parcours arboricole, trouver des sentes d’entraînement au tir avec des réceptacles naturels, à repérer des itinéraires de navigation fluviale, à construire des pièges à animaux, et, ce faisant, je regardais évoluer la flore et la faune qui m’entouraient. Le premier constat que m’imposa la jungle fut sa luxuriance, cette extraordinaire capacité à se renouveler, à croître, à escamoter les traces du passage des bêtes et des hommes, du marquage des arbres jusqu’au topofil, cette bobine de fil de coton qu’un soldat accrochait sur le côté du sentier fraîchement créé. Cette perpétuelle régénérescence déroute parfois. Cet arbuste ne peut avoir grandi de trente centimètres en dix jours, essaie-t-on de se convaincre. Eh bien si ! La petite piste qui mène à la clairière semble parfois s’être déplacée. Mais non, c’est un rai de lumière différent, le passage d’animaux qui a retourné les feuilles, un arbre sec qui s’est abattu en travers de la sente, des surgeons qui sont apparus sur le sentier, une liane décrochée des cimes et qui vient frôler le sol. A peu de temps de là je pris conscience de la vie qui m’entourait. Mais c’est lors de mes premières nuits en forêt que la toute-puissance du monde des insectes se fit patente. La symphonie orchestrée par les bestioles sauteuses, rampantes, trottantes, volantes, par les papillons, par de magnifiques longicornes en costumes de Pierrot ou d’Arlequin inquiète d’abord autant qu’elle déroute. Rapidement, l’habitude fait que ce bruit de fond incessant devient nécessaire à l’endormissement, en plus de la fatigue. Lorsqu’il diminue autour de vous, c’est qu’un intrus se déplace à proximité. Et, dès les premières lueurs de l’aube, ces milliers de bruits s’atténuent. Un grand nombre d’insectes, d’animaux et oiseaux nocturnes regagnent alors leur terrier, leur nid ou leur tanière. D’autres prennent la relève. La forêt guyanaise jamais ni ne dort, ni ne s’immobilise. Plus je m’éloignais de la ville, et plus les animaux s’approchaient, intrigués semble-t-il par ce spécimen biologique non identifié gravitant dans leur habitat. Curieux jusqu’à l’intrépidité, les coatis et kinkajous peuvent s’approcher à moins de deux mètres s’ils ont flairé quelque nourriture à leur goût. Bien évidemment, si pour de semblables raisons, c’est un puma ou un jaguar qui s’approche, il est normal de ne pas rester impassible. Une autre famille d’animaux est spécifique à la Guyane : c’est la grande famille des insouciants, comme l’agami, qui, si vous ne bougez pas, vient picorer à trois pas de vous, ou l’agouti, qui déboule brusquement et vient s’étourdir en vous percutant les pieds parce que vous êtes resté sur sa piste, et qu’il s’en écarte rarement.
Tout en conservant une distance qu’ils jugent suffisante à leur sécurité, les singes sont ainsi, et vous suivent d’arbre en arbre quand vous traversez leur territoire. Les plus discourtois, comme l’atèle, vous jettent tout ce qui leur tombe sous la main, pour rendre plus clair leur message inhospitalier. Certains de ces primates payent de leur vie leur approche pour nous éconduire, car ils constituent hélas un mets de choix pour les piroguiers à charge de familles volumineuses. Il convient ici de préciser que seuls les Indiens à titre permanent et les militaires à titre occasionnel sont autorisés à pénétrer dans ces réserves naturelles immenses que sont les confins guyanais, dans les monts Tumuc Humac.
Lorsque mon chef me confia ma première mission en forêt, j’évoluais déjà depuis quelque temps sans la moindre appréhension en jungle. J’avais accompagné plusieurs missions, fluviales ou terrestres, sans en être le patron. Moments uniques d’apprentissage ! …/…
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