Phase préparatoire

…/… Habituellement, les missions dites profondes consistaient à aller vérifier que nos voisins brésiliens n’avaient pas déplacé l’une des sept bornes qui marquaient la frontière avec leur pays, la borne sept, encore appelée de « trijonction » étant, elle, située au point de rencontre du Surinam, du Brésil et de la Guyane. En l’occurrence, le scénario qui m’attendait était quelque peu différent : il s’agissait de créer une zone de poser d’hélicoptère au sommet d’une colline que la toponymie cartographique désignait sous le nom de Massialine. Cette zone de poser viendrait renforcer les capacités de nos hélicoptères et pilotes à se poser en cas de pépins mécaniques.

Je disposais d’une cinquantaine de jours pour préparer la mission. Rien de trop, sachant qu’il fallait sélectionner les participants, les tester lors d’une progression de quelques jours dans des conditions aussi proches de la réalité que possible, mais avant tout qu’il convenait de dresser soi-même la carte du terrain correspondant à la phase pédestre de la mission. En effet, il n’existait en 1982 aucune cartographie IGN du territoire. Le chef de la mission à venir élaborait lui-même sa carte à l’échelle 1/50 000e, en s’appuyant sur les photos aériennes du secteur géographique concerné. A la condition qu’elles existent, et à la condition encore qu’un blanc nuage ne masque pas le relief des lieux survolés par les avions, et ne fasse encourir au détachement le risque de s’aventurer en « terra incognita », et de se trouver alors confrontés à de multiples désagréments, dont la présence de marécages insalubres et infestés de serpents n’était pas le moindre.

Un détachement de mission profonde se compose d’une trentaine d’individus, officiers, sous-officiers, militaires du rang engagés ou appelés, auxquels viennent prêter main-forte une dizaine de piroguiers environ, sans lesquels la remontée du fleuve Maroni deviendrait problématique. Ces dépositaires de la mémoire des fleuves appartiennent à deux ethnies d’anciens nègres marrons, les Bosch et les Bonis. Après leur fuite des plantations, pourchassés par leurs anciens patrons, ils se sont enfoncés dans la jungle et ont conquis leur territoire de haute lutte, contre les Indiens d’abord, entre eux ensuite, car les traditions et le polythéisme animiste varient chez les uns ou chez les autres. Ainsi, les Bonis ne tueront pas un anaconda, alors que les Bosch qui s’en nourrissent discrètement hors de la présence des Bonis épargneront les caïmans. Là s’arrête cependant leur sympathie pour la cause animale, et chaque mission est l’occasion de faire le plein de gibier, singes et iguanes, qu’ils feront boucaner pendant l’attente du retour de la colonne pédestre au camp de base, avant de distribuer ces victuailles à leurs nombreux « bureaux », dans les villages français et surinamiens qui bordent le grand fleuve.

Deux d’entre eux, désignées par Mano, leur chef, participent à la mission pédestre. Ils se plient parfois en rechignant à cette contrainte qui les prive de chasse. Mais de les savoir dans la colonne est rassurant pour tous. De leur démarche assurée, pieds nus, avec un bagage limité à l’essentiel, le hamac, leur fusil, quelques cartouches, du fil de pêche et quelques hameçons, avec leur coupe-coupe en permanence à la main, ils disposent d’un ascendant psychologique indéniable sur la troupe. Leur conseil est également précieux pour le chef de mission qui doit créer une zone d’hélitreuillage ou de poser d’hélicoptère. Car non seulement leur connaissance des essences de bois évite bien des efforts inutiles, mais de plus, ce sont des artistes de la tronçonneuse. Au milieu de la triple canopée, dans un indescriptible entrelacs de lianes et d’arbres, ils parviennent à faire tomber où il a été convenu le colosse ligneux déséquilibré. S’ils sont incapables de géolocalisation, en revanche, ils sauront très facilement retrouver la piste tracée à l’aller pour revenir au camp de base. Mieux vaut s’attirer leurs bonnes grâces car ces seigneurs de la jungle ont parfois leurs têtes. Et sous une forme ou une autre, ils vous le font savoir. Il est arrivé lors de missions précédentes que sur l’emplacement de la future zone de poser, après un échange assez vif entre eux dans leur langue, ils annoncent au chef de mission que l’arbre majestueux qui trône au milieu de la future zone de poser est pour eux sacré. Retrouver ensuite une zone qui se prête à l’atterrissage et au décollage des pumas peut paraître simple, mais ne l’est en rien. Les Bonis occupent le sommet de cette hiérarchie interethnique. Maîtres de la forêt devant leurs rivaux, ils sont donc libres de circuler où bon leur semble, mais ne tolèrent pas la présence des Bosch dans le bras de rivière du Petit Inini où se situe la nécropole de leurs chefs.

Je m’attelle avec humilité à la tâche la plus complexe, la création de ces morceaux de carte au 1/50 000e, dont la qualité et les caractéristiques pèsent lourdement sur la réussite de la mission. Le document répond en effet à un cahier des charges bien précis : outre l’échelle, doivent figurer les courbes de niveau de 20 en 20 mètres, les points caractéristiques précédemment identifiés, l’orientation des cols situés sur l’axe de progression, la toponymie des lieux lorsqu’elle existe. Mais ma mission sort de l’ordinaire, c’est une première, avec les conséquences que cela induit. Si les photos aériennes des itinéraires menant aux bornes sont depuis longtemps identifiées et regroupées, je mets pour ma part des heures à vérifier les nomenclatures, puis à assembler en les faisant se recouper les photos couvrant ma zone de mission pédestre. Chaussé de lunettes stéréoscopiques je commence ensuite le dessin de la carte. Le relief du terrain apparaît.  Le chevelu s’affine. Quelques rares points côtés me permettent d’estimer l’altitude. Si le survol de la Guyane laisse une impression de plat pays densément persillé, il s’agit là d’une vision d’aviateur, car la réalité du terrain rattrape rapidement les rêveurs. C’est une succession ininterrompue de collines plus ou moins escarpées qui couvre l’intérieur du pays. Les rivières sinuent paresseusement autour de ces obstacles jusqu’à la mer, qu’elles viennent ocrer de leurs riches alluvions. Sur leurs berges, la luxuriance de la végétation est parfois telle que la vision s’arrête à un mur verdoyant qui dégringole de la cime des arbres.

Parfois, depuis la pirogue, l’on entraperçoit dans la pénombre les ocres ou les ocelles sur fond clair d’un animal. L’image évanescente alimente un court instant l’imagination. Puis plus rien ! L’obscurité avale la tache vaguement discernée.

En permanence, le vacarme des oiseaux, les cris des singes et parfois ces sonorités d’orgue arrachées aux arbres par le vent étouffent les bruits de proximité. Difficile donc de déceler le moindre bruit. Les animaux sont discrets, leur démarche prudente. L’ombre profonde de la jungle redevient rapidement mystérieuse, infiniment riche de surprise, parfois dangereuse. L’accoutumance à ce camaïeu de verts requiert environ un mois. Auparavant, il est ardu de distinguer les verts kaki des verts jaunâtres, ou les verts sombres entre eux. Quand les piroguiers à ma première mission criaient « guana *» et cherchaient des yeux le fusil dans la pirogue, bien que guidé par la direction de leur doigt pointé, je scrutai vainement les branches penchées sur la rivière sans parvenir à localiser l’animal. Mais revenons à notre carte. Ce n’est encore qu’une esquisse. Grâce à l’étroite et permanente collaboration des Armées et du Bureau des Recherches Géologiques et Minières (BRGM) j’obtiens le relevé hydrographique de la zone qui m’intéresse. Procédant alors par superposition, je peux corriger quelques erreurs et apporter quelques précisions à la hauteur et à l’orientation des cols. Ces détails me sont précieux : en effet, avec l’accord du Capitaine Dury, j’ai décidé de rompre avec cette tradition qui consiste à faire marcher la colonne sur de longues distances en conservant la même direction, ou, pour me plier à la terminologie ayant cours, au même azimut.

Certains de mes prédécesseurs, dont le Capitaine Rénéric, avaient déjà pointé du doigt les inconvénients de cette méthode. Le franchissement des innombrables criques, bras de rivière ou marécages faisait baisser la vitesse de progression d’un kilomètre à l’heure à 200 mètres à l’heure au mieux, et les berges pullulaient de bestioles inhospitalières, grages grands carreaux (Lachesis muta) ou rouges, anacondas, boas, caïmans, et parfois des aymaras, ces grands poissons carnivores friands d’iguanes, qui bondissent aveuglément sur tout ce qui tombe bruyamment à l’eau dans leur secteur de chasse. La fatigue qui marquait les organismes devenait alors source de laxisme, les layonneurs* se rapprochaient insensiblement les uns des autres, et ainsi survenaient les blessures au coupe coupe-coupe au mollet ou, plus gravement, au tendon d’Achille. Les expérimentations de progression par les crêtes nous avaient fourni un lot d’information utiles : sur les arêtes dorsales de ces collines la progression était moins chaotique, rencontrait moins d’obstacles, des sentes animales existaient, les colonnes, du premier layonneur au dernier porteur pouvaient parcourir jusqu’à 1200 mètres de l’heure en moyenne, et les communications avec les TRPP 11 portaient en général plus loin. En revanche, le risque était beaucoup plus grand de tomber sur un large bosquet de pri-pri, cette herbe rasoir très dense de trois à quatre mètres de haut, la distance à parcourir s’accroissait de 30%, et la localisation des cols ne souffrait aucune approximation. Cette remise en cause touchait également le conditionnement de la nourriture. Depuis qu’avaient été créés les sachets lyophilisés, le transport de gros boîtages était devenu obsolète.

Ma carte d’ensemble achevée, il me reste à opérer mon découpage quotidien. En moyenne, la vitesse de progression d’une longue colonne est d’un kilomètre à l’heure, ce qui dans l’absolu, et compte tenu des dix heures passées sur la piste, pourrait signifier environ 10 km par jour.

 Mais il me faut tenir compte de la fatigue des hommes, laquelle se mesure en termes des dénivelés positifs et négatifs, ainsi qu’en termes de pénétrabilité de la végétation identifiée sur le parcours. Et la halte du soir, qui survient autour des 17 heures 30, doit impérativement s’effectuer à proximité d’une crique, pour reprendre le mot vernaculaire des petites rivières guyanaises. L’eau est essentielle à tous pour préparer la tambouille, remplir les gourdes pour le lendemain, laver les treillis saturés de sueur et de sel, comme au toubib pour laver les petits bobos contractés pendant la journée. Les Antillais qui composent l’essentiel du détachement sont rustiques, endurants et peu enclins à la geignardise. Les piqûres de serpent sont rares. Le toubib passe l’essentiel de son temps à soigner les dos épluchés par les sacs de 30 kg ou plus, à ouvrir et soigner les ampoules, et surtout à ôter à la pince les épines de palmiers « awara » qui s’infectent rapidement. La fatigue et le manque de vigilance sont rapidement sanctionnés par ces palmiers aux piquants acérés, les awaras, que l’on trouve partout en Guyane, hélas souvent quand le déséquilibre est irréversible. 

Une fois que j’ai saucissonné mon parcours, je me constitue une cartographie « à la journée ». Les heures passées à digérer les subtilités de la carte me permettent en outre de statuer rapidement sur l’emplacement que devront gagner les pirogues à vide pour nous attendre. Avec les hommes, les sacs et le matériel, pour remonter jusqu’à leur emplacement par voie fluviale, il aurait fallu multiplier les ruptures de charges, partielles ou totales, puis rembarquer personnel et matériel dans le bassin supérieur de la rivière, ce qui eut été éreintant et chronophage.

Concernant les participants à la mission, mon patron, en voulant récompenser les plus solides éléments de la compagnie m’adjoint un encadrement idéal. L’adjudant de Compagnie, Laumuno, est un colosse attachant, excellent sportif, ceinture noire de karaté, jouissant sur la troupe d’un ascendant naturel. Il est d’une rare alchimie, tantôt débonnaire et tantôt fantasque. Originaire de Marie Galante, à la Guadeloupe, il vante les charmes de son île avec conviction, et l’on sent derrière le discours un brin de vraie nostalgie. Une seconde forte personnalité renforce l’équipe des sous-officiers en la personne du sergent-chef Leroux, parachutiste à l’esprit toujours en mouvement, infatigable, doté d’un solide bon sens, donc de réflexes. Connaissant son ascendant sur les piroguiers, je lui assigne la responsabilité de la mission fluviale et l’établissement du camp de base fluvial à un endroit très caractéristique de la rivière. Leroux est de plus doté de cette qualité mal partagée qu’est la compréhension des situations, qui, pour le chef, se traduit par une économie de mots. Une fois la mission définie et circonscrite, il sait d’expérience quelles tâches, quelles précautions, quelles possibilités en découlent. Enfin parmi les cadres qui me sont adjoints se trouve le sergent Denis Mietton, qui provient du 3e RPIMa. Rarement dans la carrière, il me fut donné d’être épaulé par des hommes de son calibre. Mietton est toujours disponible, pour tout et jusqu’à l’épuisement. Il s’instruit de la mission, s’en pénètre, et sa volonté de réussite irradie ses hommes. Il est généreux sous l’uniforme comme en dehors. Parmi les spécialistes essentiels à ce type de mission, comme de bien d’autres dès que l’on se trouve éloigné de ses bases, on trouve les transmetteurs. Obtenir la liaison dans le désert, en montagne, dans les steppes ou dans des parages marécageux ne présente généralement pas de difficulté. En forêt, l’exercice prend une autre dimension. 

Le terrain et les arbres contrarient les ondes et contraignent parfois à repositionner les antennes terrestres de l’ANGRC 9. Pendant toute la durée de la liaison, il faut pédaler afin de conserver un niveau de chargement constant à la batterie. Démonté, le poste est lourd et anguleux, et cause fréquemment de douloureuses irritations à son porteur. Et malheureusement, presque rien ne passe en clair. Les messages quotidiens du chef de mission sont donc transmis en morse, et codés selon un chiffrage qui varie quotidiennement. C’est le caporal-chef Gallego qui s’y colle. Encore un parachutiste. L’apparence de l’homme est trompeuse. Il est mince à en paraître chétif, mais d’une résilience au mal et à l’effort peu commune. Jamais quiconque n’a entendu Gallego se plaindre. C’est néanmoins d’abord sur ses qualités de transmetteur qu’il rejoint le détachement.  Le toubib, indispensable, nous est imposé par le corps médical. Le chef de l’infirmerie du 9e Bima, le Commandant Bertevas, un officier médecin d’expérience, décline régulièrement l’invitation qui lui est faite d’aller se promener en forêt. C’est donc par défaut à l’aspirant que revient l’honneur d’aller crapahuter en jungle plus de deux semaines durant avec un sac de près de 30 kilos sur les épaules. Par chance, celui qui nous accompagne y a pris goût et serait plutôt demandeur. La désignation des participants est l’affaire du Commandant d’Unité. C’est lui qui, depuis sa prise de commandement, a tenu à jour la comptabilité de ceux qui ont effectué ou pas des missions de ce type. Il désigne donc nommément les hommes qui sont pressentis pour participer à la mission.

Les heureux élus doivent confirmer leur aptitude lors d’une petite traversière effectuée généralement dans la montagne de Kaw-Roura. Peu de temps après mon arrivée, c’est là que j’avais fait connaissance avec la forêt, que j’avais dégringolé de mon hamac et provoqué le rire franc du Capitaine Le Moguen, prédécesseur du Capitaine Dury (ex 1er RPIMa) à la tête de la compagnie, c’est là que j’avais découvert ce bruit de fond incessant qui meuble les nuits en jungle, fait de crissements, glissements, craquements, pépiements, stridulations, froissements, couronnés par les cris rauques des singes hurleurs qui roulent d’une colline à l’autre. La vie nocturne est partout : dans les arbres, dans les airs, sur et dans le sol. C’est là que j’avais appris à me protéger des principaux prédateurs forestiers que sont les insectes, à enduire les cordes du hamac de répulsif formique, à poser mes chaussures retournées au sommet de bâtons longs d’un mètre environ pour éviter d’y trouver une matoutou ou un scorpion au matin, à faire sécher mon treillis dans la poche du hamac, à me doter d’un drap très fin mais indispensable pour supporter la chute habituelle de température qui survient vers les deux heures du matin. C’est là que j’avais appris à sélectionner les arbres sur lesquels j’allais accrocher mon hamac, et à vérifier qu’aucun des troncs environnants n’était mort, et ne menaçait de tomber. Tout cela, à l’évidence, les hommes pressentis pour la mission le connaissent par cœur. J’en profite pour repérer les plus précis des navigateurs qui vont tracer notre itinéraire, c’est-à-dire ceux qui, malgré la multitude d’obstacles qui jalonnent le parcours, vont s’efforcer de rester le plus fidèlement sur l’azimut donné. Au retour, la composition du détachement est arrêtée. Les semaines ont passé rapidement.

La veille du départ de la mission, le détachement prend la route pour se rendre à Saint Jean du Maroni, où se trouvent la section fluviale de la compagnie et les piroguiers. Je fais un tour chez eux, jauge l’ambiance, discute un peu avec Balaka, un piroguier ventripotent toujours hilare, et nous nous donnons rendez-vous au lendemain. …/…

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